Culture
Chartrand le malcommode
Un combattant acharné
Le 12 avril 2010, le réputé syndicaliste québécois Michel Chartrand s’éteignait à l’âge vénérable de 93 ans. En raison des propos tenus par l’ex-ministre de la Justice du Québec, Marc Bellemare, au sujet des relations unissant le premier ministre Charest à des personnages importants de l’industrie de la construction, et de l’annonce des travaux de la Commission Bastarache, l’événement n’a pas suscité autant d’attention médiatique qu’on aurait pu le souhaiter. Pourtant, plusieurs mois avant que Chartrand ne meure, le cinéaste Manuel Foglia a eu l’heureuse idée de le filmer et d’interroger des personnalités connues à son sujet afin de tracer un portrait synthétique de celui qui fut une des figures-clefs du syndicalisme québécois de la deuxième moitié du XXe siècle.
Pour étoffer son film, Foglia a recueilli des documents d’archives cinématographiques et télévisuelles de manière à cerner le contexte politico-historique dans lequel Chartrand a évolué. En combinant ces différents éléments, Foglia a pu réaliser un documentaire biographique intitulé Chartrand le malcommode (2011). Attendu que Michel Chartrand avait déjà fait l’objet du documentaire Un homme de parole (1991) et de l’importante série télévisée Chartrand et Simonne (2000-2003), deux œuvres réalisées par Alain Chartrand, le fils du syndicaliste, on pouvait légitimement se demander ce que le visionnement du film de Manuel Foglia, lui-même fils d’une personnalité médiatique [1], apporterait de nouveau à notre connaissance du célèbre personnage. Le cinéaste allait-il réussir à nous étonner en nous dévoilant des aspects méconnus de la vie de cet homme exubérant, ou verserait-il dans les excès propres au panégyrique ?
De la religion au militantisme syndical
Comme le titre ironique du film le suggère, Manuel Foglia tente, à travers sa narration, de brosser un portrait nuancé de Michel Chartrand, un personnage hors du commun qui a marqué le Québec contemporain. Pour atteindre cet objectif, Foglia choisit de s’appuyer sur des faits solides, qui lui sont révélés par des témoins dignes de confiance ou des documents fiables. Ainsi, il décrit convenablement les principales circonstances dans lesquelles Michel Chartrand a vécu sa jeunesse, au sein d’une famille de la petite bourgeoisie catholique canadienne-française. En outre, Foglia évoque brièvement le passage méconnu de Chartrand chez les frères trappistes, où il était tenu de garder le silence, ce qui n’allait pas de soi pour un homme aussi volubile que lui... Par ailleurs, le spectateur (re)découvre que Chartrand a milité dans la Jeunesse catholique afin d’améliorer le sort des démunis, au début des années 1940. C’est là qu’il a rencontré sa future femme, Simonne Monet : Michel et Simonne ont promptement fondé une famille en se mariant et en donnant naissance à trois enfants. Vivant une situation de chômage semblable à celle de beaucoup de Québécois de cette époque, Michel Chartrand s’est joint à la CTCC (Confédération des travailleurs catholiques du Canada), l’ancêtre de la CSN (Confédération des syndicats nationaux), pour y gagner sa vie en militant pour une cause à laquelle il croyait.
Chartrand ne tarde pas à s’imposer dans cette organisation, grâce à ses talents oratoires, comme en témoigne sa nomination au sein du comité exécutif du syndicat. Toutefois, ses positions radicales ou « anarcho-socialistes », comme les qualifie avec justesse le politologue Jean-Marc Piotte, s’avèrent très audacieuses pour l’époque et ne plaisent pas à tous. Au bout d’un certain temps, à la suite d’un conflit de travail qui cause la fermeture d’un magasin de chaussures, la direction syndicale concernée par le dossier reproche à Chartrand d’avoir adopté une attitude nuisible aux travailleurs qu’il représentait. En conséquence, on le renvoie de manière cavalière. Curieusement, Manuel Foglia ne souligne pas, dans son film, le fait que Chartrand a contesté ce congédiement devant un tribunal administratif que présidait Pierre Trudeau : le plaignant obtiendra gain de cause et réintégrera sans détours la CTCC. Il briguera le poste de secrétaire général de l’organisme et subira la défaite face à Jean Marchand. Visiblement contrarié par cet échec, Chartrand se lancera ultérieurement dans l’arène politique.
Des échecs politiques
Si le film de Manuel Foglia traite assez peu des expériences politiques de Michel Chartrand, c’est parce qu’il n’a pas su s’affirmer dans cet univers autant que sur la scène syndicale. De fait, Chartrand a tenté de se faire élire une fois sous la bannière de l’ALN (Action libérale nationale), puis à trois reprises sous celle du CCF (Co-
operative Commonwealth Federation), et enfin une fois sous celle du RAP (Rassemblement pour l’alternative progressiste), mais en vain à chaque occasion. Or, à notre avis, Manuel Foglia aurait dû approfondir cet aspect « négatif » de la vie de Chartrand, afin de mieux saisir les contradictions propres à un homme de chair et d’os. À trop vouloir faire de Michel Chartrand un personnage consensuel et magnanime, le réalisateur omet de souligner les paradoxes propres à l’être humain qu’il dépeint. De manière précise, Michel Chartrand incarnait, à bien des égards, l’indécision, les hésitations propres aux Québécois de la deuxième moitié du XXe siècle : partagé entre le catholicisme et la laïcité, entre le nationalisme et le fédéralisme, entre l’autoritarisme et l’esprit démocratique, entre la volonté de progrès et le respect des traditions culturelles.
Les limites du portrait politique de Manuel Foglia
Tant dans le milieu syndical que sur la scène politique, Michel Chartrand s’est fait remarquer par son charisme, son franc-parler et sa lutte farouche contre les iniquités sociopolitiques. Cependant, il avait la réputation d’être indépendant d’esprit, hostile à toute forme de compromis, voire cassant envers les gens avec lesquels il travaillait. À cet égard, le cinéaste, sans doute influencé par la légende créée autour de Michel Chartrand, ne nous montre point de quelle façon celui-ci composait avec ses pairs, ni quels conflits l’ont parfois opposé à eux. Il en résulte un film qui, sans être hagiographique, se révèle trop complaisant envers Chartrand pour répondre adéquatement aux attentes d’un spectateur exigeant.
Le courage et le sens du spectacle de Chartrand
Témoignant néanmoins d’un indéniable sens du rythme narratif, dans Chartrand le malcommode, Manuel Foglia insiste sur certains moments significatifs des différentes grèves ouvrières auxquelles Michel Chartrand a participé avec passion. Dans cette perspective, on retiendra particulièrement son implication dans la fameuse grève de l’amiante d’Asbestos. Au cours de celle-ci, Chartrand a attiré l’attention médiatique en tenant tête à un policier qui avait pointé son arme dans la direction du véhément syndicaliste. Plutôt que de manifester de la frayeur face au représentant de l’ordre, Chartrand s’est permis de faire de l’humour [2] pour désamorcer cette situation critique. Or, un tel courage n’a pas manqué de galvaniser et de rassurer les grévistes qui se trouvaient à ses côtés sur les lignes de piquetage. En somme, au-delà de ses contradictions, de son jusqu’au-boutisme, Michel Chartrand savait gagner le respect des travailleurs grâce à des gestes intrépides, voire téméraires.
Une réalisation maîtrisée
De façon générale, Manuel Foglia a recours à une mise en scène très dépouillée où les gros plans et la parole des intervenants apparaissent fondamentaux. Même si la démarche du réalisateur n’est guère novatrice, en termes d’esthétique, elle sert brillamment sa narration. Sur un plan concret, Foglia a compris que Michel Chartrand était un acteur né et qu’il savait utiliser à merveille les médias d’information pour mettre en relief ses positions sociopolitiques progressistes. Cela explique que le documentariste a su adroitement agencer une série d’extraits de films ou d’émissions de télévision à travers lesquels son charismatique personnage a réussi à tirer son épingle du jeu. Citant des productions aussi différentes que 24 heures ou plus (1976 [ré 1972]) de Gilles Groulx et les émissions télévisuelles Le temps de vivre et Scully rencontre de Radio-Canada, le cinéaste nous montre jusqu’à quel point Chartrand se révélait éloquent, entraînant lorsqu’il défendait ses opinions sous les feux de la rampe. Le dénominateur commun de ses interventions – ainsi que des luttes politiques dans lesquelles il s’est engagé – demeure la dénonciation des inégalités sociales et la promotion d’une société autrement plus équitable que celle dans laquelle il vivait.
Un film lacunaire, mais intéressant
Plusieurs observateurs ont formulé des commentaires négatifs par rapport au film de Manuel Foglia. Ainsi, on a reproché au cinéaste d’y avoir minimisé ou ignoré certaines des causes importantes auxquelles Chartrand s’est consacré au cours de sa vie. Selon nous, ce blâme apparaît dépourvu de fondement : effectivement, il aurait été impossible de traiter en profondeur de la somme des combats sociopolitiques emblématiques, dans lesquels s’est engagé Chartrand durant son existence, à travers un documentaire de la durée de celui de Foglia. En revanche, on peut légitimement reprocher au réalisateur d’avoir été incapable de traduire l’ambiguïté fondamentale de Chartrand et de ne nous avoir dévoilé aucun secret significatif concernant une figure plus mystérieuse qu’on pourrait le croire. Malgré cette lacune majeure, Chartrand le malcommode souligne, à travers le temps et non sans habileté, la contribution exceptionnelle d’un contestataire fort regretté. Il s’agit assurément du meilleur des quatre films que Manuel Foglia a réalisés jusqu’à présent – auparavant il avait signé les banals De la citoyenneté au Québec (2000), Paroles et liberté (2008) et Chers électeurs (2008). Toutefois, on ne saurait nier que le film essentiel, qui démystifierait adéquatement la personnalité de Michel Chartrand, cet homme complexe, reste encore à faire...
[1] Manuel Foglia est le fils du controversé chroniqueur de La Presse, Pierre Foglia.
[2] Chartrand aurait lancé avec détachement au policier concerné : « Assure-toi de ne pas me manquer ! »