Éducation
Un ordre professionnel pour les enseignants ?
Est-il opportun de créer un ordre professionnel des enseignantes et enseignants du primaire et du secondaire ? La question est périodiquement soulevée au Québec et elle l’est encore ces temps-ci avec, cette fois, en musique de fond, le chant des sirènes de l’évaluation et de la rémunération au mérite.
J’aurai ici une position à défendre sur la question. Mais je souhaite surtout alimenter le débat en abordant une incontournable question conceptuelle préalable, mais rarement débattue, et sur laquelle la philosophie de l’éducation a justement son mot à dire. Cette question, c’est bien entendu : qu’est-ce au juste qu’une profession ? Ce n’est qu’en partant de là, il me semble, qu’on pourra décider s’il est raisonnable de tenir l’enseignement au primaire et au secondaire comme un acte professionnel et d’en réguler la pratique par un ordre.
Deux erreurs courantes à éviter
Commençons par écarter deux erreurs qu’on commet trop souvent.
La première serait de soutenir que toute cette histoire n’a pas grande substance et que les revendications de professionnalisme ne sont en définitive qu’une couverture commode qui permet à une élite (les professionnels) de faire l’autopromotion de leur pratique, de justifier les coûts qui sont demandés pour leurs services et de contrôler l’accès à la profession afin d’éliminer la concurrence.
Il y a certainement du vrai dans cet argumentaire. Mais s’arrêter à cela ferait perdre de vue qu’on utilise bien ce mot « profession » en un sens particulier et par quoi on distingue notamment une profession d’un métier, d’une occupation, d’une vocation. Il vaut donc la peine de cerner les raisons pour lesquelles nous utilisons ce mot : il se pourrait bien – on verra que je pense que c’est le cas – qu’il renvoie à quelque chose de précis et d’important, même si son usage peut aussi être dévoyé ou bassement intéressé.
La deuxième erreur à éviter serait de penser que la réponse à la question de savoir ce que signifie professionnel est toute simple. On dit ainsi souvent qu’un ou une professionnelle en une activité donnée est une personne qui gagne sa vie en pratiquant cette activité. En ce sens, une musicienne ou un hockeyeur pourra être dit un professionnel – par contraste avec l’amateur. Mais cette définition ne convient manifestement pas, tout simplement parce que bien des gens gagnent leur vie en pratiquant une activité sans qu’on les désigne comme des professionnels – les agriculteurs, les chauffeurs de taxi et quantité d’autres.
Ajouter, comme on le fait parfois, qu’un ou une professionnelle non seulement gagne sa vie en accomplissant une tâche, mais le fait avec un haut degré d’excellence – il ou elle fait, justement, un travail professionnel – ne mène pas plus loin : on connaît tous en effet des gens qui satisfont aussi ce deuxième critère et qu’on ne qualifierait pas de professionnels ; et on sait qu’il arrive par ailleurs aussi qu’on dise d’un professionnel qu’il ne s’est pas conduit en professionnel.
Qu’est-ce qu’une profession, alors ?
Une définition
La littérature sur la question est immense et je viens de m’y replonger. Pour aller à ce que je tiens pour l’essentiel, on y insiste typiquement, pour définir ce qu’est une profession, sur les quatre caractéristiques suivantes. (Pour juger de leur pertinence, pensez, en les parcourant, à ces deux professions qui en sont des exemples types : la médecine et le droit.)
Pour commencer, une profession repose sur un vaste et dans une certaine mesure abscons savoir théorique qui s’acquiert par de longues études.
On pourra discuter longuement sur la nature exacte de ce savoir, vouloir savoir s’il est ou non typiquement pluridisciplinaire, se demander ce qu’il faut entendre précisément par abscons (ou hermétique) ou par de longues études, se chicaner pour décider où elles devraient être poursuivies : mais au-delà de ces questions, je pense que ce critère est suffisamment clair et qu’il désigne bien une condition nécessaire pour qu’on puisse parler de profession.
Ensuite, ce savoir guide une pratique complexe ou, si l’on préfère, est mis en œuvre et mobilisé dans le cadre d’une telle pratique. Cette condition me semble elle aussi indispensable. Un ou une professionnelle pose en effet des gestes justement appelés professionnels et pour lesquels elle utilise son savoir, lequel n’est donc pas pour elle simplement contemplatif. Ces gestes s’inscrivent en outre dans le cadre d’une pratique qu’on peut qualifier de complexe, en ce sens qu’elle n’est pas réductible à une série des gestes machinaux, répétitifs, simples ou routiniers et exige au contraire de la professionnelle l’exercice de son jugement.
Cela nous conduit à notre troisième critère. C’est qu’à ces personnes, il est reconnu une grande autonomie dans l’exercice de leur pratique. Le médecin, l’avocat, par exemple, exercent leur jugement de manière largement autonome et on présume, sans exercer sur eux ou elles de surveillance constante, qu’ils se fondent pour ce faire sur leur savoir, qu’ils actualisent et perfectionnent. Mais il est aussi vrai que cette autonomie n’est pas complète et il existe bien une certaine surveillance et auto-surveillance des professionnels. Cela nous conduit à notre quatrième critère.
C’est que les professionnels sont en relation avec des gens et rendent à ces gens un service particulier qui concerne un objet auquel une grande importance est socialement attachée – vous avez deviné que dans le cas du médecin, il s’agit de la santé et dans celui de l’avocate, de la justice.
La relation entre le professionnel et la personne qui reçoit ce service est en outre une relation entre personnes d’un genre singulier : elle n’est pas la relation qu’institue un lien familial ou d’amitié, ni non plus une simple relation d’affaires motivée par le profit : elle est structurée par la référence à ces valeurs normatives. De plus, en raison notamment de son savoir, la professionnelle est dans une relation de pouvoir asymétrique avec la personne qu’elle sert, ce qui lui impose certaines exigences spécifiques.
Cette pratique a pour toutes ces raisons une forte dimension éthique et c’est pourquoi le professionnel pourra avoir à rendre des comptes d’un genre particulier (différents de ceux qu’un plombier ayant mal fait son travail devra rendre, par exemple) et qui sont justement définis dans le code déontologique de la profession, qui est, entre autres, une instance de protection du public devant assurer le respect de ces normes.
Les enseignants, alors ?
Sur chacun de ces critères, il y a débat quand il est question des enseignants. S’agit-il d’une profession ? Ou non ? Ou encore d’une espèce de « semi profession », comme, peut-être, infirmière ? À chacun, bien entendu, de faire sa propre analyse. De mon côté, je voudrais suggérer ce qui suit et le soumettre au débat.
Le savoir des enseignants, pour commencer par là, est singulier et ce pour plusieurs raisons. Il est à la fois disciplinaire et pédagogique ; il a typiquement une scientificité discutable ; et même quand il est bien fondé, sa relation avec la pratique est singulière puisque les finalités de l’éducation auxquelles on peut le faire servir sont typiquement contestées, de sorte que n’est pas très claire la manière dont ce savoir peut, au sens fort, fonder une pratique. La reddition de comptes au public se trouve dès lors d’une grande et largement inédite complexité.
Nous guette alors un réel et dramatique danger : que les enseignantes et enseignants se mettent à n’enseigner qu’en vue de cette reddition de comptes et, par exemple, à n’enseigner que ce qui permettra à leurs élèves de passer divers tests ou épreuves. Il n’est pas anodin de rappeler ici que Diane Ravitch, une haute conseillère du gouvernement Bush en matière d’éducation qui a tant contribué à mettre sur pied le programme No Child Left Behind, dont une des pièces maîtresses est justement l’évaluation des enseignants a, très courageusement, reconnu il y a peu avoir fait une erreur à ce sujet et cela principalement pour la raison que je viens de donner [1].
Finalement, je constate une différence qui me semble importante et lourde de conséquences entre les professions usuellement reconnues et l’enseignement. Les premières défendent en effet le public contre des torts qu’il aurait subis en relation avec certains biens clairement définis et collectivement reconnus que la profession protège – comme la santé ou la justice : elles ont dès lors une fonction correctrice et réparatrice. L’enseignement, quant à lui, institue plutôt peu à peu ces valeurs dont il a charge – l’autonomie, la rationalité, la citoyenneté, par exemple – chez un public qui ne les possède pas encore et qui est d’une extraordinaire diversité, notamment quant à sa capacité à les acquérir. Cela, il me semble, devrait donner à réfléchir.
En bout de piste, même si je conçois qu’on puisse être en désaccord avec moi, je dirais non à un ordre professionnel pour l’enseignement primaire et le secondaire, un non d’autant plus ferme que les enseignants sont déjà énormément encadrés, ont peu de véritable autonomie et qu’il existe de nombreux autres moyens d’accomplir les (somme toute, rares) fonctions bénéfiques que pourrait accomplir un ordre professionnel.
[1] Diane Ravish, Death and Life of the Great American School System : How Testing and Choice Are Undermining Education, Basic Books, New York, 2010.