Dossier : Éthique animale - Les animaux ont-ils des droits ?
La libération animale
Mouvement en faveur des droits des animaux
Il y aura bientôt quarante ans – pour être exact, le 5 avril 1973 –, j’ai fait paraître dans The New York Review of Books la recension d’un ouvrage précurseur de ce qui allait devenir le nouveau mouvement en faveur des droits des animaux. Ce livre, Animals, Men and Morals, était un ouvrage collectif édité par Stanley et Roslind Godlovitch et John Harris.
Les débuts du mouvement
J’ai intitulé ma recension Animal Liberation (La libération animale), un titre, je m’en doutais bien, qu’on n’allait pas manquer de tourner en dérision – ce qui se produisit en effet. Mais ce choix était délibéré et je voulais affirmer par là que, de la même manière que nous devions vaincre nos préjugés concernant les Noirs, les femmes et les homosexuels, nous devions aussi travailler à vaincre nos préjugés qui nous interdisent de prendre sérieusement en compte les intérêts des animaux non humains.
Je ne niais ni ne minimisais les évidentes différences qui existent entre animaux et humains ; mais je défendais l’idée que ces différences ne pouvaient justifier la manière dont nous pensions aux animaux et la façon dont nous les traitions. C’est que le seul fait que nous pouvons mieux raisonner qu’un autre être ne signifie pas que nos souffrances et nos plaisirs comptent plus que ceux des autres – que ces autres soient ou non des humains.
Après tout, certains humains – comme les bébés ou ceux et celles qui sont atteints de graves déficiences intellectuelles – ne raisonnent pas aussi bien que des chimpanzés, des chiens ou des porcs, mais nous serions avec raison outrés si quelqu’un suggérait que l’on inflige une mort lente et souffrante à ces êtres humains inférieurs intellectuellement dans le but de tester la sécurité de nos produits domestiques. De même, nous ne pourrions admettre qu’on les confine pour toujours dans des espaces intérieurs restreints avant de les abattre pour les manger.
Que nous soyons prêts à le faire pour des animaux non humains constitue donc une forme de « spécisme » – un préjudice qui perdure parce qu’il est utile au groupe dominant – et en l’occurrence, les membres du groupe dominant ce ne sont ni les Blancs ni les mâles, mais l’ensemble des êtres humains.
Des combats et des victoires
Bien des choses ont changé depuis la parution de cette recension et du livre qui en a suivi, lui aussi intitulé Animal Liberation. Un nouveau mouvement en a émergé et celui-ci a eu, à tout le moins dans les pays développés, un impact significatif sur la manière dont bien des gens, désormais, pensent aux animaux. Une importante littérature consacrée aux animaux et à l’éthique est aussi parue et un vigoureux débat philosophique s’en est suivi, qui se poursuit jusqu’à ce jour.
L’apport de la science
Un des développements les plus significatifs concerne la manière dont la science est venue appuyer le mouvement pour les animaux. Certains trouveront cela étrange puisque les défenseurs des animaux qui s’opposent à leur utilisation dans la recherche scientifique sont volontiers décrits par leurs adversaires comme étant des ennemis de la science. Mais le fait est que le mouvement pour les animaux doit fermement prendre le parti de la science, celle-ci devant bien entendu être respectueuse des limites éthiques relatives à la manière dont elle traite les animaux, comme elle doit l’être également lorsqu’elle utilise les sujets humains à des fins de recherche.
La science apporte de nombreuses contributions au mouvement pour les animaux. C’est ainsi que la théorie de l’évolution déboulonne l’idée que Dieu a donné aux humains les pleins pouvoirs sur les autres animaux, une idée qui a servi durant des millénaires de prétexte nous permettant de leur faire tout ce que l’on voulait.
La description et le séquençage du génome humain et de celui de notre proche parent, le chimpanzé, nous montrent aujourd’hui à quel point nous sommes apparentés. De nombreux scientifiques acceptent désormais, sur une base strictement scientifique, que les chimpanzés doivent être inclus dans le genre Homo jusqu’ici réservé aux humains. Nous avons si longtemps divisé le monde en « humains » et « animaux » que c’est un véritable choc pour certains d’apprendre que les différences génétiques entre les humains et les chimpanzés sont moindres qu’entre les chimpanzés et les gorilles.
Nous avons également appris, grâce aux travaux de Jane Goodall et de plusieurs autres, à quel point sont riches et complexes les vies émotionnelles et sociales des chimpanzés et des autres grands singes. Pourquoi, dès lors, persistons-nous à maintenir que tous les êtres humains ont des droits fondamentaux, comme le droit à la vie, à la liberté et à ne pas être torturé, mais que cela ne vaut que pour les êtres humains ?
La recherche scientifique a également clairement établi ce qui était déjà l’évidence, à savoir que les poules, si elles ont le choix entre les cages qu’on utilise dans l’industrie avicole et le plein air, préfèrent être à l’extérieur et dans l’herbe. En fait, elles sont même prêtes à travailler fort pour rejoindre le grand air et taperont s’il le faut longtemps du bec sur un bouton avant que la porte ne s’ouvre. Les mêmes méthodes de recherche ont montré que les poules ont un fort désir de pondre leurs œufs dans un nid abrité, une chose impossible dans l’usuelle cage d’élevage en batterie.
Des réformes
Un des résultats de ces recherches et de quelques autres est que l’Union européenne est en voie d’adopter les réformes les plus importantes jamais introduites où que ce soit dans le monde en matière d’élevage industriel. C’est ainsi que dès 2012, des centaines de millions de poules auront plus d’espace, que des perchoirs et des nichoirs seront mis à leur disposition ; les veaux de boucherie ainsi que les truies ne seront plus confinés à des box individuels trop petits pour eux et dans lesquels il leur est impossible de se retourner ou de faire quelques pas. Il faut espérer que l’Amérique du Nord suivra cet exemple.
Dans d’autres domaines de la maltraitance des animaux, des progrès sont aussi accomplis, même s’ils sont lents. Un patient lobbying et des campagnes spectaculaires menées contre des géants de l’industrie du cosmétique comme Revlon ont par exemple fait en sorte que l’on possède désormais, pour tester les produits développés par l’industrie, des méthodes scientifiquement satisfaisantes et qui n’utilisent pas d’animaux. Cependant, les ressources consacrées au développement de solutions à l’utilisation d’animaux en recherche restent minuscules si on les compare à celles qui sont dépensées dans les recherches qui utilisent des animaux.
Indices de succès
Un indice qui permet de savoir qu’une cause devient acceptable se trouve dans le fait que ses adversaires tentent d’en minorer la portée en assurant que, bien entendu, cela va de soi, ils sont d’accord avec certaines des idées que mettent de l’avant les promoteurs de la cause ; mais ils rejettent cependant certaines de leurs autres idées. De nos jours, tout le monde, depuis les scientifiques qui se livrent à des expérimentations sur les animaux jusqu’à Roger Scruton, ce philosophe défenseur de la chasse à courre, défend l’idée de bien-être animal. Dans son petit livre Animal Rights and Wrongs, Scruton va jusqu’à écrire qu’une « véritable éthique du bien-être animal » doit commencer par reconnaître que la manière dont nous traitons les animaux dans l’élevage industriel est inacceptable.
Aux États-Unis, Matthew Scully, un chrétien conservateur qui fut rédacteur de discours pour le président George W. Bush, a surpris plus d’un conservateur en publiant Dominion : The Power of Man, the Suffering of Animals, and the Call to Mercy (Dominance : le pouvoir des humains, la souffrance des animaux et un appel à la pitié), une charge polémique et enflammée contre la maltraitance des animaux par les êtres humains, qui débouche sur une description dévastatrice de la réalité de l’élevage industriel. Des figures de proue de la droite états-unienne comme Pat Buchanan et Charles Colson n’ont pas tari d’éloges à l’endroit de ce livre. Et en 2008, les électeurs de la Californie ont rejeté massivement le maintien des cages d’élevage en batterie pour les poules et les box étroits dans lesquels vivent souvent les truies quand elles sont en gestation ainsi que les veaux de boucherie. Le résultat de ce vote a donné au mouvement animalier américain sa plus importante victoire lors d’un référendum sur l’élevage industriel et lui a donné l’élan qui lui permettra de porter le combat contre l’élevage industriel dans d’autres États.
Le chemin à parcourir
Pourtant, et il faut le dire, il n’existe aucune société où l’on s’approcherait d’une prise en compte des intérêts des animaux qui leur accorderait une égale considération. Et le fait que les méthodes occidentales d’élevage intensif se répandent à présent en Chine et dans des pays en voie de développement conduit à l’emprisonnement de milliards d’autres animaux dans des fermes industrielles. De sorte que le mieux que nous puissions dire, quarante ans plus tard, c’est qu’à tout le moins dans les pays industrialisés, nous avons commencé à aller dans la bonne direction.