Deux jours, une nuit
Une lutte sans merci
Le travail cinématographique auquel se livrent, en collaboration, les frères Jean-Pierre et Luc Dardenne depuis plus de 35 ans est remarquable par son exigence et sa continuité. Au total, les deux cinéastes d’origine wallonne ont coréalisé 16 films qui traitent de sujets leur tenant à cœur. Après avoir œuvré durant quelques années dans le domaine du documentaire en signant des métrages comme Le chant du rossignol (1978) et Leçons d’une université volante (1982), ils mettent en scène des œuvres de fiction intimistes à partir de la deuxième moitié des années 1980.
D’il court, il court, le monde (1987) au Gamin à vélo (2011), en passant par La promesse (1996), Le fils (2002) et Le silence de Lorna (2008), le tandem d’artistes a su créer un univers des plus personnels dans lequel il accorde une place de choix aux laissés-pour-compte de la société belge francophone.
En marge des grands circuits commerciaux, ces hommes ont réalisé des films d’auteur de haut niveau à travers lesquels ils ont pu affirmer clairement des préoccupations sociopolitiques progressistes. Évidemment, la rigueur éthique et esthétique qui caractérise les frères Dardenne rend leurs œuvres plus aptes à plaire à un petit cercle de cinéphiles qu’à un large public. Toutefois, l’un et l’autre s’efforcent de toucher le plus grand nombre possible de spectateurs sans renoncer à leur credo dramaturgique et stylistique.
Cela dit, on peut résumer avec simplicité l’intrigue de Deux jours, une nuit (2014) : Sandra, une jeune mère de famille, tente de convaincre une majorité de ses collègues de renoncer à leur prime annuelle pour qu’elle puisse conserver son emploi dans une petite entreprise wallonne. Or, la chose ne s’avère pas aisée, attendu que ces gens ont déjà voté presque unanimement en faveur de l’acceptation d’un bonus, au détriment de la modeste employée. Cependant, Sandra, aidée de ses proches, cherche à renverser cette tendance…
Le sens artistique de deux humanistes
Ainsi que dans leurs films antérieurs, Jean-Pierre et Luc Dardenne adoptent une esthétique particulièrement réaliste pour relater le propos de leur drame psychosociologique. Dans cet es« prit, les réalisateurs se servent fréquemment de cadrages étroits et de plans-séquences pour traduire le parcours du personnage principal du film, une jeune femme en constant devenir. Ayant soin d’éviter toute forme de statisme narratif, les cinéastes ont recours à d’habiles variations de perspectives et à de très souples mouvements de caméra, de manière à dévoiler adéquatement les émotions et les pensées latentes de Sandra ainsi que celles de plusieurs de ses interlocuteurs. Par conséquent, le spectateur n’éprouve à aucun moment la fâcheuse impression que les portraits qu’on trace des différents personnages manquent d’authenticité, de vérité humaine.
Assurément, la direction d’acteurs s’impose comme une composante fondamentale de la mise en scène des frères Dardenne. En l’occurrence, ils ont dirigé avec maestria l’excellente Marion Cotillard, qui nous offre une des meilleures interprétations de sa déjà prestigieuse carrière. Toutefois, il ne faudrait pas sous-estimer l’importance du travail que les coréalisateurs ont effectué avec les autres acteurs du film, lesquels incarnent leurs personnages respectifs de manière très probante. Par ailleurs, le style du film des frères Dardenne rappelle celui des drames de Robert Bresson [1] (Le journal d’un curé de campagne [1951], Un condamné à mort s’est échappé [1956]), en raison de sa remarquable sobriété et du jeu intériorisé des interprètes choisis. Indéniablement, les deux cinéastes cherchent, comme Bresson, à aller au-delà des apparences, du simple dialogue pour saisir l’essence des figures qu’ils dépeignent en suggérant la profondeur de l’âme humaine. Cependant, les réalisateurs wallons représentent des individus plus « normaux », moins « transcendants » que ceux sur lesquels se penche l’artiste réputé. Cela explique que le personnage de Sandra tente d’atteindre des objectifs plus modestes que ceux auxquels aspirent la plupart des héros bressonniens. Néanmoins, cela ne diminue en rien l’intérêt que l’on porte à l’héroïne du film. Enfin, il importe de souligner que le tandem belge procède à une organisation spatiotemporelle de la narration dont la continuité et la linéarité contrastent avec les réalisations elliptiques, fragmentées de l’auteur de L’argent (1982). N’empêche qu’on remarque, tant chez les frères Dardenne que chez Bresson, une capacité magistrale à mettre en lumière les moments décisifs de la vie de leurs protagonistes respectifs.
Un portrait psychosociologique d’une grande finesse
Les frères Dardenne ne sauraient procéder à l’étude psychique d’un personnage sans la rattacher à un contexte social complexe, qui se révèle déterminant. Cela explique qu’ils brossent un portrait psychosociologique fort nuancé, sciemment ambigu de Sandra dans ce long métrage. En d’autres termes, les deux coauteurs refusent pertinemment d’avoir recours à un stéréotype qui aurait eu pour effet d’héroïser ou de victimiser la protagoniste, selon l’orientation qu’ils auraient décidé de donner à leur narration. Dès lors, comment choisissent-ils de dépeindre Sandra ? Comme une jeune femme qui oscille fréquemment entre une fragilité extraordinaire et une force intérieure remarquable.
Durant la première partie de l’œuvre, on la perçoit surtout comme une figure vulnérable, décontenancée, qui ne chercherait point à lutter pour recouvrer son emploi si sa collègue et amie Juliette n’insistait pas auprès de Sandra pour qu’elle obtienne de son patron, Dumont, la tenue d’un second vote des employés de l’entreprise au sujet de son renvoi. Or, le gérant souscrit à cette requête. Ultérieurement, on constate que Manu, le mari de la protagoniste, doit régulièrement la pousser à se rendre chez des collègues, qui ne l’ont pas appuyé lors du premier scrutin, afin que Sandra consente à communiquer avec eux. Pourtant, au fur et à mesure qu’elle apprécie le soutien indéfectible de ses proches, qu’elle réussit à convaincre des compagnons de travail de voter en sa faveur, Sandra reprend confiance en elle-même et cesse de se considérer comme une incompétente, voire comme une ratée. Du reste, l’héroïne démontrera une détermination exceptionnelle pendant la dernière partie de la narration, lorsqu’elle croira pouvoir recueillir assez d’appuis pour conserver son emploi. Certes, elle ne manquera pas de subir de nouveaux désagréments, mais elle prendra pleinement conscience de sa capacité à surmonter le destin et la fatalité auxquels elle se croyait astreinte.
La réconciliation de Sandra et Timur
Une des plus belles scènes du film reste assurément celle où l’on voit Sandra convaincre un collègue d’origine étrangère, Timur, de faire volte-face et de lui accorder l’appui qu’il lui a refusé auparavant. Lors de la rencontre de ces deux personnages, Timur reconnaît, sans tergiverser, qu’il a commis une erreur, durant le scrutin, en votant en faveur de l’obtention de sa prime plutôt que d’appuyer le retour au travail de sa collègue. En conséquence, le jeune homme sera soulagé d’apprendre qu’on procédera à une nouvelle consultation des employés de l’entreprise à ce sujet. Avec beaucoup d’émotion, Timur annonce à son interlocutrice qu’il votera en faveur de son réengagement aussitôt qu’on lui donnera l’occasion de le faire. De plus, il incitera un de ses compagnons de travail à l’imiter. Grâce à une écriture très directe, quasi documentaire, qui allie la durée du plan-séquence à des mouvements de caméra éminemment opportuns, les coréalisateurs réussissent à mettre en relief le sentiment de solidarité qui en vient à unir deux camarades ressentant une incontestable sympathie l’un pour l’autre. En somme, Sandra ne doute pas de la sincérité du soutien que lui apporte le jeune homme. Elle le quittera en souriant avec éclat, ce qui témoigne du vif sentiment de valorisation qu’elle éprouve après que Timur lui ait manifesté son affection.
Même si certains observateurs ont émis des réserves par rapport à Deux jours, une nuit, cette œuvre s’impose, à nos yeux, comme une des belles réussites des frères Dardenne à ce jour. Bien sûr, le tandem de réalisateurs n’y a pas considérablement renouvelé son esthétique par rapport à ses films antérieurs. Cependant, il utilise derechef, dans son dernier long métrage, « une syntaxe maîtrisée qui sied fort bien au sujet choisi.
Cela dit, les deux hommes ont su brosser un magnifique portrait de femme qui, au-delà de la récupération de son emploi, doit surmonter ses hantises pour parvenir à retrouver sa dignité. En outre, les cinéastes ont tracé un tableau d’ensemble sans concession de la réalité capitaliste occidentale : de cette façon, ils ont mis en évidence, sans verser dans le mélodrame ou le film à thèse, les conditions d’exploitation révoltantes dont sont victimes les prolétaires du début du troisième millénaire. De sorte que le spectateur perspicace pourra tirer de cette représentation les leçons qui s’imposent !
Lors de la dernière cérémonie des Magritte du cinéma, le film de Jean-Pierre et Luc Dardenne leur a permis de remporter, chez eux, deux prix prestigieux : ceux du meilleur film et de la meilleure réalisation. Grâce à ces marques de reconnaissance des plus méritées, les deux artistes ont fait brillamment mentir l’adage selon lequel « nul n’est prophète en son pays »…
[1] Précisons ici que Jean-Pierre et Luc Dardenne ont reçu le prix Robert-Bresson à la Mostra de Venise (2011), parce qu’on peut interpréter leurs œuvres, de même que celles de leur fameux devancier, comme s’inscrivant dans la lignée du sens que différents exégètes attribuent à l’Évangile.