Dossier : Nouvelles résistances,

Néolibéralisme

Quelles voies de sortie ?

Dossier : Nouvelles résistances, nouvelles voies d’émancipation

Diane Lamoureux

Si la fausseté du mantra néolibéral « there is no alternative » a été démontrée au fil des nombreuses luttes sociales des dernières années, donnant plutôt chair à l’idée qu’« un autre monde est possible », les réflexions théoriques qui cherchent à penser les contours de cet autre monde ne sont pas légion. Deux réflexions me paraissent inspirantes, même si leur portée et leur prétention sont fort différentes : [Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle de Pierre Dardot et Christian Laval, qui nous avaient déjà donné une réflexion fort savante sur le néolibéralisme (La nouvelle raison du monde), et Adieux au capitalisme de Jérôme Baschet.

La facture de ces deux ouvrages, parus l’un et l’autre au printemps 2014 aux éditions La Découverte, est très différente. Fruit d’un séminaire qui s’est étendu sur deux ans à la Sorbonne et au Collège international de philosophie, l’ouvrage de Dardot et Laval est un pavé intellectuel au long cours qui cherche à préciser la notion de « commun » dans ses dimensions politique, économique et philosophique. Le projet de Baschet est plus directement politique, cherchant à nous proposer une « utopie réelle » de grande envergure, en partant de ce qui est universalisable dans l’expérience zapatiste.

Remplacer l’échange par l’usage

Ces deux ouvrages nous incitent à explorer trois avenues pour sortir du capitalisme. La première est de remplacer l’échange par l’usage, et donc de faire de la solidarité un principe économique qui remplace la compétition et de l’équilibre entre êtres humains et nature une alternative à l’accumulation infinie. Ces idées ne sont pas entièrement nouvelles et le mouvement altermondialiste nous a habitués à cette liaison entre développement économique et considérations écologistes.

Le prisme adopté par Dardot et Laval est de définir le « commun » sur le plan économique. Pour eux, le commun doit se distinguer à la fois de l’étatique (et donc rompre avec la logique de la nationalisation des biens de production et la planification centralisée qui constituaient l’essentiel de la politique économique des pays de type soviétique) et de la notion de « biens communs » qui a été utilisée par certains économistes (la plus importante étant Elinor Ostrom) pour qualifier certains biens qui devraient échapper à l’appropriation privée, comme l’eau, du fait de leur caractère nécessaire à la vie humaine. C’est l’idée de l’inappropriable qui fonde selon eux la primauté de l’usage, mais un usage qui est déterminé socialement et politiquement par la délibération publique.

La façon dont Baschet aborde la question est beaucoup plus directe, moins ancrée dans la tradition intellectuelle du socialisme occidental, et s’inspire plutôt d’expériences sociales concrètes en Amérique latine, principalement de l’expérience zapatiste, mais aussi des mouvements altermondialistes et de diverses expériences de « socialisme du XXIe siècle ». Il vise donc à identifier des voies de sortie du capitalisme présente dans les luttes sociales récentes.

Sur le plan économique, il s’agit de rompre avec le fétichisme de la marchandise qui conduit à une accumulation sans fin pour préférer l’usage à l’échange. Si on perçoit l’influence des thèses développées par Moishe Postone sur la critique du fétichisme de la marchandise, le projet qui est développé ici s’apparente au système d’échange libre de services et s’inspire de la notion de buen vivir qui implique à la fois un nouveau rapport entre les êtres humains, entre les êtres humains et les choses et avec notre environnement naturel. «  Au temps quantifié, dominé par l’obsession du rendement, s’oppose un temps quantitatif et concret : le temps de la vie vécue et de la convivialité » qui introduit une forme de « détente temporelle  ».

Miser sur l’autogouvernement

Un deuxième thème présent dans ces deux réflexions, c’est de privilégier l’autogouvernement, la capacité de petites collectivités à s’autoréguler plutôt que de s’en remettre à un État qui nous organise. À cet égard, Baschet rappelle un certain nombre de principes développés par les zapatistes, principalement le mandar obedeciendo, qu’il comprend comme la responsabilité qui échoit aux dirigeant·e·s de rendre effectives les décisions arrêtées collectivement. Ce principe lui semble à même de réconcilier l’horizontalité du lien de concitoyenneté et la verticalité de la délégation. Plutôt que d’une disparition du pouvoir ou de l’autorité, il parle de la nécessité « d’entretenir et d’amplifier la dynamique diffractante de l’autorité », qui correspond à une sorte de dispersion du pouvoir que John Holloway avait aussi identifié dans l’expérience zapatiste. Baschet ajoute également que l’autogouvernement signifie de développer l’autonomie des personnes et des collectivités locales qui peuvent ensuite se fédérer selon divers objets et échelles.

Ce principe de l’autonomie locale est également très présent chez Dardot et Laval qui l’abordent à la fois sur un plan théorique et sur le mode des leçons à tirer des luttes récentes, les printemps arabes, le mouvement des Indignad@s ou les mouvements populaires concernant l’eau qui, loin d’être « des éruptions accidentelles et passagères, des jacqueries dispersées et sans but […] obéissent à la rationalité politique du commun et sont des recherches collectives de formes démocratiques nouvelles ».

Ils reprennent donc à Proudhon un principe fédératif qui est assez près de ce que développe Baschet à partir d’une autre expérience, et surtout à Arendt et Castoriadis l’idée de praxis instituante. Ce commun relève d’un travail collectif qui crée du « vivre ensemble » là où ne se donnait à voir que de la gouvernance, des pratiques transformatives dans les divers domaines de l’existence humaine. D’où l’importance des pratiques démocratiques à tous les niveaux de l’activité humaine, que ce soit sur le plan social, politique ou économique.

La troisième avenue, enfin, est de porter attention à maintenir la diversité et la pluralité de l’humanité. Cette thématique est surtout présente chez Baschet, quoiqu’on puisse la déceler de façon implicite chez Dardot et Laval lorsqu’ils parlent d’une citoyenneté politique non nationale. Baschet en parle comme la conciliation de l’autonomie locale et la conscience de faire partie d’une communauté planétaire, ce qui va plus loin que les théories de la reconnaissance de la diversité culturelle, parlant plutôt d’un « pluniversalisme » qui «  s’articule à l’unité d’un monde commun organisé de manière à respecter sa multiplicité constitutive et à lui permettre de s’épanouir ».

La révolution pour sortir du capitalisme

Ces deux ouvrages se hasardent aussi à proposer un certain nombre de pistes pour sortir du capitalisme. Leur point commun est de concevoir la révolution comme un processus et non comme un moment. Il ne s’agit donc pas tant de préparer le « grand soir » que de repérer ce qui, dans le présent, permet de construire des alternatives à ce monde que Baschet définit comme « humanicide ». Il s’agit également de postuler qu’il n’y a pas qu’un seul sujet politique, mais que la confluence de multiples expériences politiques permet de commencer à construire des alternatives.

Baschet insiste donc sur les résistances qui se développent un peu partout sur la planète. Refusant de dissocier les résistances, les refus de l’injustice et la construction sociale alternative, l’historien définit un double enjeu de réappropriation et d’abandon : réappropriation de notre capacité d’action autonome et de coopération ; abandon « comme destruction d’une machinerie de destruction et comme dissolution de la captation de notre puissance de faire par l’appareil productif ». Il prend en compte trois phénomènes anticipateurs de ce monde à construire : élargissement des espaces libérés ; intensification de la crise du capitalisme ; crise écologique.

Dardot et Laval fonctionnent plutôt sur le mode de « propositions » qui permettent de tracer les voies de la rupture. Ils nous proposent donc, en troisième partie de leur ouvrage, neuf propositions : construire une politique du commun ; opposer le droit d’usage à la propriété ; faire du commun le principe d’émancipation du travail ; entreprise commune ; association économique comme base de la société du commun ; démocratie sociale ; transformation des services publics ; communs mondiaux ; fédération des communs.

Ces deux ouvrages concluent sur un mode assez différent. Baschet souligne l’urgence d’agir entre autres parce que la crise économique a montré les capacités destructrices du capitalisme alors que la crise écologique est telle que la « Terre Mère […] répondra avec colère et violence confrontant les humains à des fléaux d’une intensité accrue ». Dardot et Laval cherchent pour leur part à réhabiliter l’idée de révolution comme « auto-institution totale de la société » et en appellent à instituer l’inappropriable entendu comme ce qui ne doit pas être approprié, mais plutôt rendu à l’usage commun.

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