Dossier : Nouvelles résistances,

Dossier : Nouvelles résistances, nouvelles voies d’émancipation

Militantismes et engagement politique à l’ère du numérique

Serge Proulx

Le cyberactivisme contemporain [1] s’enracine dans ces mouvements qui, au début des années 1970, cherchèrent à politiser le phénomène des télévisions communautaires afin qu’elles deviennent véritablement citoyennes, de même que dans les initiatives ayant fait émerger des connexions nouvelles entre les dimensions locale et globale des luttes sociopolitiques des activistes s’appuyant sur les médias et les outils numériques.

De nouveaux militantismes

À l’occasion d’une analyse menée en 2011 avec Anne Goldenberg, nous avons mis en relief trois formes de militantisme à l’œuvre au Québec dans ce nouveau contexte. Un premier type oriente ses actions vers un accès élargi des milieux communautaires et populaires aux technologies de l’information et de la communication (TIC). Issu·e·s du milieu associatif, des militant·e·s s’assurent que le plus grand nombre puisse utiliser ces technologies, les comprendre, les maîtriser, tout en se maintenant à distance des logiques commerciales sous-jacentes.

Un second type fait plus directement usage des médias dans la promotion de ses actions. Ces militant·e·s ont appris progressivement à reconsidérer leurs rapports aux TIC et proposent eux-mêmes des pistes pour penser le sens des actions qu’ils réalisent. Dénonçant le contrôle croissant des conglomérats privés sur l’ensemble des médias québécois, des initiatives ont émergé pour fournir une alternative de qualité, portées soit par des journalistes citoyen·ne·s, soit par des journalistes professionnel·le·s libéré·e·s de leurs contraintes habituelles. Face à l’invasion publicitaire, des activistes s’organisent pour subvertir les messages publicitaires et les stratégies marketing qui dominent la scène publique (détournement symbolique et subversion des affiches).

Un troisième type s’attaque directement à la conception et à la propriété des dispositifs communicationnels. Ces groupes proprement « activistes de la technique » revendiquent un droit de regard et d’intervention sur la conception et le fonctionnement des dispositifs sociotechniques qui nous entourent. Ils militent à la fois pour la production de dispositifs au code librement accessible, pour la mise à disposition de biens communs informationnels et pour un libre accès aux connaissances contenues dans des bases de données ouvertes (open data).

Ces nouveaux militantismes témoignent, à l’échelle du Québec, d’un mouvement mondialisé de reconfiguration de l’agir politique. C’est une expression locale de mouvements sociaux globaux qui s’exercent à l’échelle de la planète. Des pratiques politiques contestataires s’appuyant sur des techniques numériques de communication – médias sociaux, téléphones portables et autres dispositifs mobiles numériques – se sont en effet fortement déployées ces dernières années à l’échelle du globe. Ces nouvelles formes d’expression politique en ligne peuvent-elles avoir une portée sociopolitique à plus long terme ?

Le passage à l’action politique

Il y a lieu, par-delà ces formes spécifiques, d’élargir la perspective et de se demander : quelles conditions faudrait-il réunir pour passer d’une simple participation sur Internet à un véritable engagement sur le terrain ? Les nouveaux médias suscitent un engouement participatif de la part des utilisateurs, surtout chez les jeunes générations, qui deviennent particulièrement créatives avec ces outils. Cette participation médiatique pourra-t-elle se transformer en un engagement politique effectif ? Il faut reconnaître que l’usage des TIC n’est pas une condition suffisante au passage à l’action sur le terrain. Qu’est-ce qui fait qu’un·e citoyen·e a le goût d’aller plus loin, qu’en lui ou elle émerge le désir de descendre dans la rue pour participer à une manifestation ? Il apparaît nécessaire d’analyser le rôle des médias sociaux pour publiciser l’indignation et pour développer cette capacité à s’indigner.

La qualité du « vivre ensemble » démocratique dépend en outre de la densité des réseaux de contacts permettant la communication entre les personnes et la coordination des actions collectives des citoyen·ne·s dans leur communauté. La constitution d’une solidarité civique émerge des activités des réseaux sociaux assurant une réciprocité des échanges entre les citoyen·ne·s. Les réseaux d’engagement engendrent une réciprocité généralisée dans les échanges sociaux et l’émergence d’une confiance en autrui.

Un détour par les travaux sur les « fans » de télé permet de revenir à l’articulation entre engagement de nature médiatique et engagement de nature politique (c’est-à-dire d’individus prenant position dans la polis). La chercheuse Liesbet Van Zoonen retrouve dans les échanges entre fans les trois modes caractérisant l’activité civique démocratique : information, délibération et engagement actif (activism). Son hypothèse est que les deux mondes (divertissement et politique) différeraient seulement du point de vue de la constitution des subjectivités respectives des personnes impliquées dans ces deux univers : les fans révéleraient une subjectivité essentiellement affective alors que la subjectivité civique serait avant tout cognitive. La clé épistémologique consiste à prendre au sérieux la dimension affective et émotionnelle des activités civiques et politiques.

Des travaux en sciences cognitives soulignent pour leur part que l’expression des émotions agirait comme un levier performatif des capacités cognitives des individus : sans investissements affectifs significatifs, les pratiques politiques auraient tendance à s’affaiblir en intérêt et en intensité. La participation médiatique active peut ainsi agir comme mécanisme déclencheur d’un engagement politique, surtout si ces images soulèvent l’indignation.

L’enjeu des compétences citoyennes

Quelles sont les compétences (maîtrise technique et cognitive de savoirs et savoir-faire, capacités stratégiques et communicationnelles à mobiliser les réseaux sociaux, capacité à l’auto-organisation du mouvement et des groupes) requises pour bien maîtriser les outils numériques ? La perméabilité à une culture technique apparaît être une condition nécessaire mais qui n’est pas suffisante ; les citoyennes et citoyens actifs doivent préférablement posséder les rudiments d’une authentique culture politique militante.

Il y a nécessité pour les militant·e·s de poser des gestes de politisation dans la sphère publique. Par politisation, j’entends l’inscription d’une dimension politique dans un lieu, un objet, un dispositif, un événement spécifiques qui n’étaient pas définis jusque-là comme politique. Ce geste d’inscription du politique contribue alors à une mise en débat dans la sphère publique des enjeux sociaux et politiques liés à cet objet ; il s’agit d’un processus de « montée en publicité » de l’objet choisi. Les cyberactivistes doivent enraciner leurs pratiques dans une culture politique s’arrimant à l’histoire des luttes de résistance et d’affirmation des subalternes.

Les mobilisations de 2011 et de 2012 aux quatre coins de la planète ont vraisemblablement offert le cadre propice à une coïncidence de trois phénomènes : l’indignation, une capacité de réseautage numérique citoyen et un laboratoire politique vivant, propice à l’émergence d’une nouvelle culture militante. Elles sont marquées par une prise de parole de catégories sociales généralement plutôt discrètes politiquement. Le Réveil arabe, les Indignad@s, la mouvance Occupy, voire les carrés rouges auraient ainsi permis d’expérimenter une nouvelle mouture de la mobilisation sociale et politique.

Quelques traits communs caractériseraient cette nouvelle culture militante, dont les propagateurs semblent faire un usage raffiné et intelligent des TIC. D’abord, ces mouvements ont instauré une parole qui s’exprime à la première personne ; le « je » indique un poids donné à l’individu, ce qui ne signifie pas pour autant un appel à un cumul des ego. Ensuite, la nature des revendications est rassembleuse et fédératrice : contre le pouvoir de la finance et des banques, contre la corruption et la violence, pour des emplois et des logements, etc. De plus, les processus de décision au sein de ces mouvements occupant la rue refusent l’idée d’une démocratie par délégation ; ces mouvements se réclament d’une démocratie directe et les tâches liées à la mobilisation sont aisément décentralisées. Les savoir-faire accompagnent les savoir-dire. Les occupations des Indignad@s et de la mouvance Occupy sont l’occasion d’expérimenter un « vivre ensemble » quotidien qui préfigure un « autre monde » possible.

Les mécanismes de cette jonction entre l’éclosion d’une culture militante plus horizontale et les possibilités offertes par le Web 2.0 sont encore à explorer. Il en va de même pour l’enjeu du développement des compétences numériques du citoyen lambda. Si les TIC doivent être vues comme des moyens pour favoriser l’émancipation sociale et maximiser la puissance d’agir des citoyen·ne·s, il apparaît nécessaire de penser les potentialités civiques de la communication numérique à l’extérieur du cadre exclusif de la consommation. La démocratisation technique devrait mener à chercher une troisième voie entre, d’un côté, une éthique du militantisme selon laquelle les individus doivent fournir des efforts cognitifs significatifs pour s’approprier les outils techniques, et de l’autre côté, une simplification ergonomique et cognitive maximale des interfaces. Comment approcher des usagers qui se déclarent « intelligents » et « politiquement engagés », mais qui ne veulent pas nécessairement trop investir dans l’apprentissage technique des machines ? Voilà le défi.


[1Cet article est un extrait remanié du texte de la conférence d’ouverture prononcée par l’auteur à Agadir, au Maroc, en avril 2012 à l’occasion du colloque « Usages et pratiques des publics dans les pays du Sud : des médias classiques aux TIC ».

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