Du logiciel libre à Anonymous
Naissance d’un mouvement social ?
D’abord restreint au logiciel libre, le principe du partage et de la diffusion de l’information s’est diffusé à de nombreux secteurs de la vie sociale, défendu par des informaticienNEs gagnéEs au militantisme. Est-il temps de parler d’un nouveau mouvement social ? Ce texte renvoie à une présentation lors d’un 5 à 7 de discussion organisé par la coopérative informatique Koumbit, en mars dernier.
Comment expliquer qu’aujourd’hui, à côté des domaines traditionnellement rassembleurs de la gauche (le monde syndical et ouvrier, les arts, les sciences humaines), se soit développé un discours contestataire chez bon nombre d’informaticienNEs ? Il faut pour cela remonter aux racines de ce mouvement, dans les années 1980, alors que se développe le logiciel libre. Refusant les copyright se mettant en place autour des logiciels corporatifs, des informaticiennes choisissent plutôt de partager le code source des programmes qu’ils développent [1]. Ainsi, leur ressource première, l’information, se retrouve-t-elle collectivisée. Un peu comme à l’époque de l’industrialisation qu’étudieront Marx et Engels, un certain « prolétariat » constate que des moyens techniques permettent le partage et la collaboration au bénéfice du plus grand nombre mais sont bloqués par la propriété privée. Bill Gates n’avait peut-être pas si tort de qualifier les défenseurs du logiciel libre de communistes...
Vers de nouveaux domaines d’intervention
Or, alors que dans les années 1980 et 1990, le modèle développé par Richard Stallman et ses comparses demeure confiné à l’informatique, dans les années 2000, il se trouve appliqué à de plus en plus de domaines. Le principe de la libre circulation de l’information à des fins collaboratives se diffuse, par une sorte d’osmose, à de nouveaux secteurs. Ainsi, le succès de l’encyclopédie Wikipédia a pour fondements les mêmes valeurs d’ouverture et de mise en commun, mais en ce qui concerne la connaissance. Similairement, les licences Creative Commons, qui permettent à des créateurs de contenu de libérer simplement certains de leurs droits sur leurs œuvres, sont aujourd’hui utilisées pour combattre les enclosures de la propriété intellectuelle dans le monde scientifique et universitaire. Le partage de contenu culturel (chansons, films, etc.) par le biais des torrents s’appuie également sur la collaboration à grande échelle et interroge directement l’emprise d’industries sur notre culture et la marchandisation de l’art. En parallèle, des réflexions et des combats juridiques sont aussi menés par des organisations telles que l’Electronic Frontier Foundation pour assurer une juste séparation de ce qui est d’intérêt public et ce qui relève de la vie privée.
Ce dernier exemple me semble particulièrement révélateur de la maturité qu’acquiert cette mouvance dans sa défense du principe de la libre diffusion de l’information : quelles sont les justes limites à la libre circulation de l’information ? À l’heure où la surveillance généralisée des individus est justifiée par la lutte au terrorisme et à la pédophilie, EFF cherche à protéger la vie privée des individus des intrusions d’Apple, de Google et des gouvernements, et à libérer ce qui devrait être public et politique des contraintes législatives des États et des pressions corporatives.
L’émergence de « partis pirates », notamment en Suède et, de façon plus marginale, au Canada, témoigne aussi de cette volonté de voir ces principes mis de l’avant dans le cadre de débats politiques de plus en plus éloignés de l’informatique [2]. De même, WikiLeaks se trouve dans le prolongement de cette réflexion, tout en franchissant des étapes majeures :
- La mouvance entre en confrontation directe avec le pouvoir ; on est donc face à une logique militante d’un autre niveau.
- Plus fondamentalement, cette réflexion sur les divers aspects de l’ouverture et du partage de l’information se trouve désormais appliquée au fonctionnement même de l’État. C’est avec WikiLeaks qu’on prend désormais conscience de la radicalité de cette approche issue du logiciel libre : quelles sont les informations qu’il est raisonnable pour un État de garder secrètes ?
- Enfin, WikiLeaks force la mise en pratique la logique du logiciel libre par les journalistes : en dévoilant les câbles diplomatiques sur son site web, il laisse le « code source » de la nouvelle accessible au public, qui peut ensuite l’interpréter à sa manière. De la même manière qu’une entreprise privée peut mettre à profit un logiciel open-source sans pouvoir se l’approprier de façon définitive, les journalistes peuvent bonifier la valeur d’une information en fournissant, par leur expertise, une nécessaire mise en contexte, mais ils ne peuvent empêcher la perte de leur monopole sur cette même information.
L’importance de créer des liens
Ainsi, ce qui était au départ une brillante innovation informatique interroge désormais notre rapport à la connaissance, à la culture, au savoir scientifique, à la séparation public-privé, au journalisme et à la transparence de l’État dans les sociétés contemporaines. Ne peut-on pas parler de mouvement social à part entière ? Bien sûr, si on le place dans une perspective historique, ce mouvement a ceci de particulier qu’il naît et s’articule, en majeure partie, dans un espace virtuel. Mais ses batailles prennent vite une tournure bien réelle : ainsi, il est largement reconnu que la nébuleuse de hackers Anonymous a contribué, par ses opérations de cyber-sabotage, à la chute des gouvernements tunisien et égyptien, en début d’année [3]. Il est grandement temps que les mouvements sociaux plus « classiques » s’intéressent à ce nouvel allié dynamique, original, subversif... mais peut-être un peu timide.
[1] Voir Stéphane Couture, « Les logiciels libres, entre collaboration en réseau et accès libre à la connaissance », À babord !, no. 35, été 2010.
[2] Voir Philippe Rivière, « Émergence du pouvoir pirate », 12 juin 2009, sur le site du Monde diplomatique. (http://blog.mondediplo.net/2009-06-12-Emergence-du-pouvoir-pirate)
[3] Voir Isabelle Monnin, « Planète Anonymous », Le Nouvel observateur, 23 février 2011.