Politique
Quelle stratégie pour la gauche ?
Entretien avec Pierre Mouterde
Pierre Mouterde vient de faire paraître un ouvrage consacré à La gauche en temps de crise. Nous lui avons demandé de préciser ses analyses et ses propositions face aux défis qui confrontent la gauche québécoise dans une conjoncture marquée par une nouvelle crise – ultime ? – du capitalisme.
À bâbord ! : Selon toi, le capitalisme aurait atteint un stade de non-retour, sa crise n’étant plus seulement financière, économique, mais globale, véritable crise de civilisation, écris-tu. Mais est-ce si nouveau ? Ne disait-on pas cela déjà de la grande Crise de 1929 et des années 1930 ? Et pourquoi ne serait-il plus capable de rebondir aujourd’hui comme il l’a fait à plusieurs reprises auparavant ?
Pierre Mouterde : C’est justement le paradoxe que j’ai affronté dans ce livre : à travers les événements récents (crise financière, alimentaire, etc.), les difficultés du capitalisme paraissent s’approfondir, et en même temps – c’est ce que ne cesse de nous rappeler l’histoire récente – le capitalisme ne semble pas devoir s’écrouler automatiquement sous le poids de ses contradictions (comme le pensait en son temps Varga), ni non plus pouvoir être aisément régulé (comme le pensait Keynes). Ce qui le conduit à repousser dans le temps les contradictions qui sont les siennes, mais en en amplifiant chaque fois plus les effets sur le long terme : notamment par des pressions grandissantes sur l’environnement et par un phénomène croissant de « marchandisation » des choses et des gens. C’est donc sur la base de ses environ 350 ans d’âge que « le capitalisme historique » doit être jugé. Voilà pourquoi je l’ai caractérisé, à la suite du philosophe Santiago Alba, de « cannibale » (tendant à dévorer tout sans discrimination) et que j’en ai fait ressortir le côté « mortifère », c’est-à-dire installant chaque fois plus, au fil du temps, les conditions de la mort. Si le jugement est sévère, il reste nuancé.
ÀB ! : Ses contradictions internes (entre production et consommation notamment) le vouent-elles forcément à disparaître ? Sinon, comment peut-on y contribuer activement et politiquement ? Et pour le remplacer par quoi, alors que tous les modèles de remplacement ont échoué jusqu’ici dans cette entreprise ?
P. M. : Il faut abandonner les conceptions trop mécaniquement déterministes qui ont empoisonné une certaine gauche et qui voyaient la marche de l’histoire comme inéluctable, nous conduisant nécessairement à la fin du capitalisme et dans son sillage au socialisme. C’est ce que j’ai fait en m’appuyant sur l’idée d’un « grand basculement du monde », c’est-à-dire d’une série d’événements nouveaux caractérisant notre époque et ne s’expliquant pas seulement par des facteurs économiques (un redéploiement néolibéral et capitaliste), mais aussi par une crise très profonde – dans le sillage de la chute du mur de Berlin – des grands modèles sociopolitiques ayant permis jusqu’à présent de penser des alternatives au capitalisme. Ce qui nous oblige à nous intéresser au politique, aux erreurs du passé, aux renouvellements d’aujourd’hui, en somme aux possibles que recèle le politique pris au sens noble du terme.
ÀB ! : Tu proposes une stratégie, fondée sur l’idée d’une rupture démocratique, pour sortir de l’impasse actuelle tout en signalant « une relative apathie des mouvements sociaux » et « une manifeste paralysie de l’opposition sociale et politique ». Or, la relance du mouvement social et la fin de la paralysie politique ne sont-elles pas les conditions mêmes de cette stratégie ?
P. M. : Souhaiter des transformations radicales n’interdit pas la lucidité, et donc la prise en compte de ce vent de droite si défavorable au changement social. On voit mieux ainsi le chemin à parcourir et la nécessité de réfléchir à des stratégies permettant de ne pas refaire les erreurs du passé et en même temps de redonner sa juste place au mouvement social. Car il n’y aura pas d’avancées possibles sans lui, et plus généralement sans rebâtir une force collective capable de regrouper politiquement ceux et celles qui, à gauche, sont aujourd’hui dispersés et si souvent désorientés. D’où cette idée de « rupture démocratique » qu’il faut voir comme un appel à rompre avec les logiques néolibérales, mais sur le mode démocratique, c’est-à-dire en alimentant une mobilisation croissante de « la société civile d’en bas ».
ÀB ! : Ta conception du Parti québécois première manière apparaît assez idéaliste, comme si celui-ci avait incarné une véritable alternative progressiste, montré un « certain chemin » selon ton expression, qu’il faudrait réemprunter aujourd’hui. Cela ne risque-t-il pas de réanimer une tentation de vouloir redynamiser ce parti en s’y investissant, à l’instar du SPQ libre, pour le transformer ? Cela n’est-il pas de nature à brouiller les cartes ?
P. M. : J’ai bien choisi mes mots à son propos, et je ne crois pas que j’idéalise le Parti québécois. Mais je voulais rappeler ce qu’il avait pu signifier de mieux dans les années 1970, et non pas ce qu’il est devenu par la suite, lui qui a opté depuis clairement pour le social-libéralisme. En fait je voulais faire apercevoir ce qu’une gauche audacieuse – c’est-à-dire jouant ce rôle de catalyseur politique que le Parti québécois a joué en son temps – pourrait faire aujourd’hui si elle voyait grand ! Aujourd’hui on se gausse du changement social et politique. Pourtant il y a à peine trente ans il a été incontestablement possible au Québec pour de larges secteurs de la population ! Il ne s’agit donc pas d’évoquer ici une « utopie » aux dimensions chimériques, mais de la penser en termes stratégiques.
ÀB ! : Il y a une incontestable mouvance libertaire dans la jeunesse radicalisée. Mais est-elle si importante que tu le dis ? Et qu’ouvre-t-elle comme perspective politique ?
P. M. : Elle n’est peut-être pas très importante en nombre, mais elle a joué un rôle non négligeable dans la réactualisation de l’idée de rébellion sans laquelle rien n’est possible. Certains militants et économistes du Québec qui ont vu dans la crise financière récente – et avec raison – un des effets du capitalisme, venaient du mouvement libertaire. Le problème, c’est que s’ils pointent bien du doigt le capitalisme, ils n’ont pas vraiment de stratégie à proposer pour en sortir.
ÀB ! : Québec solidaire serait selon toi face à un choix à effectuer entre le « court terme » de l’électoralisme et le « long terme » que représente un « parti des urnes et de la rue ». Mais ce choix ne l’a-t-il pas déjà fait en se proclamant et en agissant comme tel ? Pourquoi parler d’un choix à effectuer ? Et se préoccuper des élections n’est-il pas naturel pour une gauche qui veut s’inscrire dans la durée ?
P. M. : La formule provient de l’UFP, mais elle n’a jamais été reprise comme telle par Québec solidaire. Ce qui ne serait pas un problème s’il se comportait ainsi. Mais ce n’est pas exactement le cas. Sans doute participe-t-on, quand on est à Québec solidaire, à des manifs ou à des actions de soutien aux luttes sociales. Mais cela se fait empiriquement, sans stratégie d’ensemble, sans que soient pensées conjointement l’action dans la rue et l’intervention au Parlement, alors qu’il faudrait pouvoir les combiner étroitement. Car le pouvoir est partout, il gît il est vrai au gouvernement, mais pas seulement, dans de multiples espaces sociaux (usine, école, prison, etc.). D’où cette idée de « contre-pouvoir hégémonique » à installer partout, tâche à laquelle, en combinaison avec la lutte électorale, devrait aussi participer Québec solidaire puisqu’il souhaite dépasser le capitalisme. C’est là une des conditions essentielles pour s’en ouvrir la possibilité !