Culture
Bernard Émond : propos de cinéaste
Le silence contre le bruit
Nous vivons dans un monde bruyant, cacophonique, scintillant, dans lequel les images se bousculent, l’une chassant l’autre dans une course endiablée qu’on a peine à suivre, qui étourdissent davantage qu’elles n’instruisent, au prix de la dissolution du réel qui s’efface devant sa représentation spectaculaire.
C’est un cinéaste, homme d’images s’il en est un, qui le dit dans un petit essai qui donne à réfléchir ; la réalité, pour être saisie et comprise, exige de l’attention et du temps. La succession des images, noyées dans leur flot impétueux, sans arrêt et sans mise en contexte, qui donne à voir la surface des choses, qui provoque des émotions fugaces, s’oppose à leur véritable compréhension et à l’action que celle-ci pourrait engendrer.
La télévision, à ce titre, est une entreprise de diversion et de décervelage particulièrement redoutable qui transforme tout en spectacle incitant à la rigolade, à quelques espaces de réflexion près, réduits à presque rien dans sa grille horaire et dont la principale fonction est de lui donner bonne conscience (ce qui en reste).
Prêter attention au monde
Le cinéma ne vaut guère mieux. Dans la majeure partie de sa production, il est devenu un pur instrument de divertissement, recourant à doses massives aux « effets spéciaux » qui fascinent les spectateurs tout en les abrutissant. Est-il possible d’échapper à cette logique culturellement mortifère, de produire des films qui soient autre chose qu’une mise en œuvre artificielle du bruit et de la fureur d’un monde apparemment dépourvu de signification ?
Bernard Émond, dans ses films, qu’il s’agisse de documentaires ou de fictions, fait le pari qu’il est en effet possible de ralentir les images et d’estomper le bruit, pour mieux prêter attention à la réalité d’un univers aboli par les emballements du virtuel. Pour cela, il faut se taire, prêter oreille au silence et à ce qu’il dit, faire voir l’invisible, la beauté du monde qui se manifeste dans la qualité des paysages et des gestes. Faisant cela, donnant à rêver et à penser, le cinéma nous arrache à notre aveuglement comme le fait la littérature qui s’assigne la connaissance comme mission. C’est là la manière par laquelle l’art, pour reprendre une expression heureuse de Yvon Rivard, porte assistance à autrui. Sinon, il vaudrait sans doute mieux y renoncer et s’engager autrement, dans l’action directe qui peut par ailleurs prolonger et compléter l’autre. C’est la voie du militantisme.
La pratique cinématographique d’Émond relève donc fondamentalement d’un choix qu’il qualifie d’éthique, différent tant du cinéma engagé, militant, propagandiste, dont il comprend l’intention tout en s’opposant à la manière, que du cinéma de distraction, produit par la culture impérialiste américaine. À cette forme asservie et asservissante, il oppose les pratiques singulières provenant des espaces nationaux qui résistent à la barbarie de la culture de masse de l’Empire et proposent d’autres modèles du vivre ensemble que l’hyperconsommation. C’est entre autres ce qui explique son attachement pour l’homme et citoyen Pierre Falardeau, incarnation québécoise du cinéaste à la fois profondément libre et pleinement engagé.
Sous l’image, le réel
Derrière les images complaisantes qui l’ont évacué au profit d’un monde purement virtuel, il s’agit donc de retrouver et de reconstituer le réel dans toute sa complexité, sa profondeur et son intensité. Et cela à travers la transposition de l’existence quotidienne dans ce qu’elle de plus intime et de plus secret, au cœur des drames personnels des personnages, saisis aussi dans leur cadre de vie et de travail (réalité, note Émond, qu’on ne retrouve pour ainsi dire plus au cinéma alors qu’elle est pourtant au centre de nos existences).
C’est en cela surtout que ses films présentent une dimension politique, aussi parfois explicitement thématisée par ailleurs, et que lui reprochent ceux qui entretiennent une conception esthétisante du cinéma comme pratique artistique sans finalité, célébrée en vertu de son pur accomplissement formel. À cela, Émond oppose une éthique de responsabilité apparentée à celle prônée par un Hermann Broch en littérature, qui lui dicte d’évoquer le monde dans ses aspects moins glorieux et parfois désespérés et désespérants, responsabilité à laquelle on ne saurait échapper par rapport à soi, à autrui et au monde.
Cette responsabilité emprunte ainsi la voie de la résistance, du refus du monde tel qu’il est, et elle passe par son exposition sans fards et sans masques, dans le dévoilement sans complaisances de l’exploitation et des oppressions sur lesquelles repose la domination des puissants et des riches. « Résister, note-t-il, c’est la grande affaire. Il n’y a rien de possible sans cela. » La redécouverte de la beauté de l’univers exige donc une lutte résolue contre tout ce qui le défigure et l’avilit : « Il faut dire non parce que le réel existe » et est irréductible à ses contrefaçons médiatiques, qu’il est soumis à la brutalité du capitalisme néolibéral et qu’il faut le faire voir : c’est là la tâche impérative qui s’impose à un cinéaste qui a choisi la rébellion.
Contre les idoles, Dieu ?
La quête de vérité d’Émond s’inscrit par ailleurs à l’intérieur d’un retour, sur le mode de la célébration, aux grandes vertus théologales qui constituent le cœur de la doctrine chrétienne : la foi, l’espérance, la charité. Elle est contemporaine de ses retrouvailles avec le vieux fonds culturel religieux du Canada-français qu’il redécouvre, ébloui, lors d’une visite à Sainte-Anne-de-Beaupré au moment du Sommet des Amériques tenu à Québec : « C’était ma tribu, c’étaient mes rituels », écrit-il dans le feu de l’enthousiasme. Sa réaction n’est toutefois pas singulière et particulièrement originale. Elle avait inspiré avant lui de nombreux militants engagés dans les organisations politiques au cours de la décennie 1970 qui avaient reconverti et laïcisé ces valeurs dans un langage marxiste-léniniste qui convenait mieux à leur engagement dans cette époque effervescente, brûlant au feu de l’espérance révolutionnaire.
Ce retour se réclame de Pierre Vadeboncoeur, à qui l’essai d’Émond est dédié, qui a opéré une conversion du genre au tournant des années 1970, accordant désormais la priorité au « spirituel », secondarisant du coup la place prépondérante accordée à la lutte sociale alors qu’il était militant syndical. Cela lui vaudra la reconnaissance empressée des intellectuels nationalistes réformistes de la revue Liberté d’abord, puis du Parti québécois qu’il rallie et auquel il demeurera fidèle jusqu’à la fin, en devenant le compagnon de route le plus prestigieux.
Or Vadeboncoeur, à sa manière, est un croyant au sens religieux du terme, qui va interpeller Émond à ce titre en relativisant les valeurs humaines, invoquant que la foi « pointe vers l’infini » qu’incarnerait Dieu. Mécréant, agnostique jusque-là, Émond se montre ébranlé par le propos de l’écrivain, pas loin de penser que cette voix intérieure, enfouie dans nos profondeurs, qui nous habite par intermittences et qui nous porte au dépassement, serait la manifestation d’une présence du divin plutôt que l’expression de nos propres virtualités.
Le congédiement nécessaire des icônes et des idoles qui prolifèrent dans nos sociétés de consommation qui fabriquent à la tonne chaque jour ces dieux de pacotille éphémères, doit-il conduire pour autant à leur remplacement par un retour aux vieux fétiches de la civilisation chrétienne ou plutôt à une avancée vers une société résolument profane, faite par et pour les hommes, sans le recours à dieu sait quelle transcendance mystique ?
Cette réserve en forme d’interrogation ne doit toutefois pas nous faire perdre de vue l’essentiel du propos de l’auteur qui consiste en la défense – éloquente et convaincante – du cinéma, d’un certain cinéma, comme pratique contemporaine de résistance à l’humeur fétide de l’époque sans âme et sans morale qui est la nôtre et qui peut du coup, dans la mesure de ses moyens, contribuer à sa transformation.