International
Frances Fox Piven
La petite vieille qui détruira les États-Unis
À 78 ans, la sociologue et politologue, Frances Fox Piven, professeure à l’Université de la Ville de New York (CUNY), n’en démord pas. C’est que certains voient en elle un ennemi des États-Unis, une de ceux qui fera s’écrouler ce grand empire. Malgré les insultes et les menaces de mort dont elle fait l’objet, elle en rajoute. Avec son entrée, à l’hiver 2011, sur la liste très sélecte des plus dangereux conspirateurs qui veulent la destruction des États-Unis, Fox Piven a acquis une célébrité soudaine. La liste dont il est question est la création de Glenn Beck, un extravagant animateur de la conservatrice chaîne de nouvelles télévisées Fox (sans aucun lien avec Fox Piven). Beck s’est imposé depuis quelques années comme le héraut de la droite dogmatique bête et méchante dans les médias états-uniens. Le populisme de Beck qui inspire les caricaturistes parmi les plus fainéants, a grandement contribué à l’émergence du mouvement libertarien-conservateur Tea Party, dont l’extrémisme des positions fait passer Ronald Reagan pour un socialiste. Beck est un des faiseurs d’opinion les plus écoutés aux États-Unis, et ce, bien que les cotes d’écoute de sa principale émission de télévision soient en chute libre et que celle-ci ne devrait plus être en ondes dans sa forme actuelle dès 2012.
À l’opposé, Frances Fox Piven est une intellectuelle engagée et respectée dans le milieu universitaire et activiste. Cependant, c’est plus que probablement un peu par hasard que Glenn Beck l’a choisie pour incarner la dangerosité du milieu académique infesté de sinistres radicaux qui complotent pour détruire les États-Unis. Si cette célébrité soudaine a dans un premier temps quelque peu décontenancé Frances Fox Piven, elle accepte les charges portées à son encontre et en remet. Elle lutte depuis un demi-siècle contre les absurdités d’un système qui, sous couvert de vouloir réduire la pauvreté, ne fait qu’accentuer les inégalités. Mais, si Frances Fox Piven a travaillé inébranlablement durant toute sa carrière pour mériter cette place convoitée au sein de cette très sélecte liste de Glenn Beck, l’attention de cet animateur et de son équipe de recherche s’est plutôt arrêtée de manière arbitraire sur un article qu’elle et son défunt mari Richard Cloward ont publié, en mai 1966, dans le magazine de gauche The Nation. La thèse de cet article intitulé « The Weight of the Poor : A Strategy to End Poverty (Le poids des pauvres : une stratégie pour mettre fin à la pauvreté) » peut être résumée comme suit.
Selon Fox Piven et Cloward, une importante proportion des plus démunis aux États-Unis ne bénéficie pas de l’aide sociale qui, selon tous les critères administratifs, lui est due. Les auteurs refusent de blâmer l’inefficacité bureaucratique de l’administration. Ils observent plutôt un système qui met en place des solutions sciemment inadaptées aux problèmes de pauvreté (en particulier, ceux des femmes monoparentales et des afro-états-uniens). Si ce système n’informe pas les populations éligibles de l’existence des programmes, c’est qu’il en coûterait trop cher politiquement et que la redistribution des richesses mettrait à mal le système qui a besoin d’inégalités pour fonctionner. Les auteurs suggèrent plusieurs stratégies dont certains éléments ne sont pas sans rappeler l’action directe non violente. Outre les stratégies activistes d’information, de préparation de documentation et d’organisation, les auteurs recommandent d’engorger le système par des inscriptions massives aux programmes de bien-être social. Face à son incapacité de gérer l’explosion de ces demandes légitimes, le système s’effondrerait. Cet effondrement, que les auteurs estiment très probable, provoquerait une crise politique et un affrontement avec les classes moyennes. Une telle crise devrait faciliter l’adoption de véritables solutions et de voies d’évitement à l’encontre d’un système oppressif dont l’inefficacité est intentionnelle. Malgré sa captivante proposition, force est d’admettre que cet article n’a pas particulièrement marqué les débats scientifiques et citoyens. Il n’y a bien sûr aucun fondement aux élucubrations de Beck qui placent Fox Piven au sein d’une conspiration bien organisée, dont George Soros et Barack Obama font d’ailleurs partie. Bien que menacée de mort depuis sa récente célébrité, Fox Piven profite de cette plateforme médiatique inespérée pour faire circuler les idées de cet article qu’elle assume encore totalement. Derrière elle, se sont ralliés de nombreux politologues, sociologues et médias, même parmi les plus modérés. Ironie de l’histoire, Glenn Beck lui a permis d’obtenir en quelques semaines une diffusion de ses idées à un niveau qu’elle n’osait plus espérer après 50 années de travail acharné. N’avons-nous pas affaire à un cas typique de prophétie autoréalisatrice ? Par ses élucubrations, Glenn Beck ne provoquera-t-il pas des débats qui remettront en cause les fondements du système qu’il défend ?