Dossier : Hull, ville assiégée
Hull, champs de bataille !
À la fin des années 1960, le nationalisme québécois est porté par toute une génération et fait des avancées rapides : le discours de Charles De Gaulle, la création du Parti québécois, la campagne « Égalité ou indépendance » de l’Union nationale dirigée par Daniel Johnson, les actions du FLQ, l’engagement des artistes et des intellectuels provoquent un vent de panique à Ottawa. Les fédéralistes se cherchent un chef de guerre : il s’appellera Pierre-Elliott Trudeau et arrive à Ottawa avec ses deux acolytes, Marchand et Pelletier, en 1967. Trudeau, avec la complicité des élites locales, choisit rapidement son champ de bataille, l’Île de Hull. Les armes seront des bulldozers, et des milliers de victimes y laisseront, non pas leur vie, mais souvent leur raison de vivre.
La stratégie de Trudeau est claire : prendre pied sur le sol québécois pour y afficher lourdement la présence du fédéral. La capitale fédérale change de nom : elle s’appellera maintenant Ottawa-Hull. Le fidèle lieutenant, Jean Marchand, dirigera la troupe d’assaut : la Commission de la capitale nationale (CCN). L’attaque sera soudaine, violente et implacable.
L’assaut
L’Île de Hull est alors un quartier ouvrier typique d’une ville industrielle : Hull est même la troisième ville industrielle du Québec. La plupart des familles habitent des petites maisons, simples mais chaleureuses, dont ils sont généralement propriétaires, souvent depuis plusieurs générations. Tous les voisins se connaissent, et la vie de quartier est riche et animée. Les rues et les parcs grouillent d’enfants : les familles de cinq ou six enfants ne sont pas rares. Sur la rue Principale, on trouve une grande variété de petits commerces qui font de cette artère un lieu de socialisation très animé. La plupart des travailleurs se rendent chaque matin à pied dans leurs usines qui s’étalent le long de la rivière.
Bien sûr, depuis 1945, la situation socio-économique du quartier s’est détériorée : manque de logements, fermeture d’usines viennent s’ajouter aux lacunes criantes en santé, en éducation et en services sociaux. Les autorités municipales et provinciales se désintéressent totalement du sort de ces familles d’ouvriers. Mais la population a commencé à se prendre en main : sur l’instigation de Mgr Charbonneau, premier évêque du nouveau diocèse [1] de Hull, fondé en 1963, l’Assemblée générale de l’Île de Hull a été créée. Une enquête participative a été menée et des pistes de solution ont été avancées.
C’est alors que la bombe éclate dans le ciel de Hull. Sans qu’il n’y ait eu aucun signe précurseur, on apprend que la CCN s’apprête à exproprier des centaines de familles pour faire place à des tours à bureau pour les fonctionnaires fédéraux. En quelques années, entre 1970 et 1977, les bulldozers entrent en action : 1 500 habitations sont démolies, 6 000 personnes sont chassées de chez elles, les usines de E.B. Eddy sont fermées, détruites ou déménagées. En quelques mois, les ouvriers se retrouvent sans maison et sans emploi. Les emplois de fonctionnaires qu’on leur promet seront en fait accaparés par une population venue de partout au pays, puisque la majorité des habitants du quartier sont sous-scolarisés. Bien sûr, une poignée de spéculateurs, des vautours familiers des officines du Parti libéral, flairent la bonne affaire et s’engraissent sur le dos des ouvriers. Parmi ces spéculateurs ayant participé à la curée, mentionnons Cadillac-Fairview, Laleri, Campeau, mais aussi des hommes d’affaires locaux dont la fortune s’est bâtie à cette époque : Roger Lachapelle, Maurice Marois ou encore Marcel Beaudry ; ce dernier était d’ailleurs le principal organisateur politique d’Oswald Parent, député libéral de Hull, qu’on surnommait « le Parrain ». Comme par hasard, des incendies viendront aussi raser, opportunément, quelques édifices dont les propriétaires résistaient à l’expropriation. Tour à tour, l’église Notre-Dame de Hull en 1971, une usine de E.B. Eddy en 1972, l’école Saint-Thomas en 1975 et l’hôtel Duvernay en 1976 seront la proie des flammes. Tous ces incendies feront l’objet d’enquêtes, qui seront abandonnées en cours de route sans avoir été élucidées, même si les rumeurs donnaient à penser qu’on en connaissait très bien les auteurs.
La riposte
Cette invasion du fédéral provoque aussitôt une contre-attaque du gouvernement provincial. Dans la foulée du Rapport Dorion sur l’intégrité du territoire, Québec entre aussi dans la bataille, avec les mêmes armes qu’Ottawa, et avec les mêmes résultats. Entre les bulldozers du provincial et ceux du fédéral, les habitants sont pris en otage et considérés par les politiciens comme de simples « dommages collatéraux ».
Ce saccage organisé laissera évidemment des cicatrices et des blessures très profondes qui ne sont pas encore guéries, 40 ans plus tard. Au-delà des habitations et des usines, c’est tout un tissu social et un milieu de vie qui sont détruits. Le quartier se transforme en une « morne plaine », où on voit chaque matin des milliers de fonctionnaires qui arrivent d’Ottawa et de la grande banlieue pour s’engouffrer dans leur tour grise, pour en repartir et retraverser les ponts à toute vitesse en fin d’après-midi. Les rues sont désertes, il n’y a pratiquement plus de commerces, ceux qui restent vivotent. Les derniers habitants du quartier sont, pour la plupart, des gens démunis ou marginalisés, à qui les propriétaires louent des logements insalubres qu’ils laissent dépérir, en attendant de les démolir pour faire place à des condos de luxe ou à de nouvelles tours à bureaux.
Les leçons d’un combat
Mais, 40 ans après, on peut dire que cette bataille n’aura pas servi à rien. Dans ce combat inégal, la population de Hull a su montrer sa force et son courage. Plusieurs associations et groupes de défense des citoyens, qui existent encore, sont nés de ces luttes. Prenons pour exemple la création de la première télévision coopérative au Canada, créée à la suite de la censure de Radio-Canada qui avait retiré des ondes un reportage qui dénonçait les expropriations sauvages. Plusieurs coopératives d’habitations, parmi les premières au Québec, ont vu le jour à Hull. Les locataires, les chômeurs, les assistés sociaux se sont dotés d’associations pour se défendre.
Les dures leçons de ces combats servent encore aujourd’hui, à la population de Hull bien sûr, mais tout le monde peut les prendre pour modèle.
[1] Jusqu’en 1963, l’Outaouais québécois était rattaché au diocèse d’Ottawa, ce qui eut une grande incidence sur l’assimilation des francophones.