Éditorial du no. 40
Quatre ans de malheur
L’élection d’un gouvernement conservateur majoritaire nous donne l’impression de ne pas avoir été entendus et que le manque d’écoute pourrait devenir encore plus offensant et systématique. Au-delà des réactions de déprime, d’incompréhension, de crainte qu’elle a provoquées, cette élection doit être vue comme un appel à la mobilisation des forces progressistes au Québec et au Canada. Avec une opposition parlementaire pieds et poings liés, la société civile se devra d’être plus unie encore, plus stratégique et mieux organisée. Quand le système électoral ne permet plus de faire valoir la volonté de la majorité de la population, c’est au lendemain du vote que débute la démocratie réelle. Il faudra y croire si nous voulons éviter ce que Christian Nadeau appelle la « révolution conservatrice », qui mettra en péril la justice sociale, le respect des droits et le fonctionnement démocratique de notre système politique.
Avec la majorité au Parlement et au Sénat, les conservateurs auront les coudées franches pour mettre en place leur projet de société, basé sur des valeurs de droite et sur l’économie de marché, au grand bonheur des classes dirigeantes. La « majorité confortable » laisse un goût amer, précisément parce qu’elle ne l’est pas, majoritaire : avant le recomptage, c’est 6201 voix dans les 14 circonscriptions les plus serrées au pays qui ont
permis aux conservateurs de s’installer confortablement au Parlement pour les prochaines années, alors que le taux de participation a été de seulement 61 % ! Et ce désintérêt pour la chose politique risque d’augmenter avec ce résultat.
Notre archaïque scrutin uninominal à un tour y est pour quelque chose et doit être changé. Tout le monde le dit. Personne au pouvoir ne le fait. Ce mode de scrutin favorise l’élection d’un gouvernement avec une majorité toute relative des sièges et fait en sorte que le gouvernement au pouvoir ne représente pas la distribution du vote (avec 39% des voix, les conservateurs détiennent 54% des sièges). Il favorise par nature le bipartisme, une tendance qui mine la collaboration réelle entre les partis, qui se posent alors en opposition les uns contre les autres. Cette situation sera aggravée si les conservateurs réalisent leur projet de supprimer le financement public des partis. Ceux-ci seront plus ouverts que jamais aux « dons » intéressés des riches et des grandes entreprises, ce qui nous mènera inévitablement vers un régime ploutocratique à l’américaine. La lutte à mener sera double : éviter cette catastrophe annoncée et lutter pour un mode de scrutin proportionnel.
Quoiqu’elle ne représente probablement pas un attachement profond à ce parti ou à son programme, la déferlante NPD souligne la volonté de changement au Québec. La population québécoise marque ainsi son rejet du gouvernement conservateur, mais aussi son désaveu d’un système de représentation qui contribue à la marginalisation politique des options alternatives émergeant de la base. Or, ce résultat inattendu place le Québec au cœur de la mobilisation politique, face à la majorité conservatrice. Reste que d’un point de vue stratégique, le scénario semble rêvé pour les conservateurs : un mandat majoritaire, face à une opposition qui comptera plusieurs néophytes peu habitués aux complexes jeux parlementaires.
Pour la société civile, le premier défi sera donc d’outiller les nouveaux élus du NPD. Le second, le véritable, sera de trouver des alliés en dehors des bases d’appui habituelles, au Québec, mais aussi dans le reste du Canada, projet de loi par projet de loi. Plus encore qu’avant les élections, la gauche doit se montrer unie et rassembleuse. Il sera aussi essentiel que les organisations maintiennent un mode de fonctionnement éthique et démocratique, qu’elles s’opposent ainsi fortement à la centralisation du pouvoir et à l’opacité caractéristiques du gouvernement conservateur. Le troisième défi sera simplement de survivre, malgré les coupes budgétaires draconiennes et les charges contre ceux qui s’opposent aux dogmes conservateurs.
Pour la tranche progressiste de la société, au-delà de la polarisation gauche-droite qui, trop et mal utilisée, devient de plus en plus confondante, il faudra entreprendre un long travail collectif et démocratique de réflexion et d’éducation populaire. Plus que jamais, les mouvements et organisations populaires devront contribuer à redéfinir le progressisme de manière autonome, en faisant clairement la différence entre leurs valeurs et les valeurs conservatrices, et entre leurs modes de fonctionnement et ceux de la droite au pouvoir. Il s’agit donc d’affermir cette opposition et de travailler à édifier un projet de société plus égalitaire, juste et respectueux de l’environnement sur les plans économique, social et politique et auquel on pourra se rallier.
Au cours des quatre années qui viennent, le gouvernement Harper pourrait se lancer dans la plus grande entreprise de démolition sociale jamais vue au pays. Et ce qui s’écroule nécessite un long et douloureux travail de reconstruction. Plus que jamais, il nous faudra rester éveillés. Si ce mandat conservateur pouvait, contre toute attente, contribuer à recréer un mouvement de gauche solidaire et organisé, malgré la peur, malgré le contrôle de l’information, malgré la configuration du paysage politique actuel, avec ses limites et défis ; bien malgré lui, cela serait un legs positif du gouvernement Harper, une sorte d’effet pervers en faveur de la justice sociale et de la défense des droits des populations les plus marginalisées.