La politique selon Jacques Rancière

No 040 - été 2011

Livres

La politique selon Jacques Rancière

Mouloud Idir

Les textes rassemblés par Martin Jalbert dans Moments politiques de Jacques Rancière portent sur plusieurs épisodes de la vie politique et intellectuelle de l’auteur : de son attitude face aux nouveaux philosophes (largement à l’origine de la pensée néoconservatrice de l’Hexagone) à la guerre du Golfe de 1991 en passant par les lois inhospitalières faisant de la figure des immigrés des boucs émissaires. Le livre nous donne à lire la mise à l’épreuve d’une pensée affinée au crible d’enjeux sociopolitiques d’actualité pour lesquels la pensée critique et émancipatrice n’est pas toujours d’un grand secours.

Les analyses sont très inspirantes dans une conjoncture où l’immigration musulmane est souvent la cible dans nos médias de discours consensuels charriant des préjugés culturels dissimulant un ethnocentrisme souvent implicite : « On supprime, note-t-il, de plus en plus les capacités d’une société fondée sur le conflit à accueillir les altérités. » Même si nous n’avons pas proportionnellement beaucoup plus d’immigrés qu’il y a 20 ans, il se trouve que ces étrangers, comparativement aux dernières décennies, ont changé de nom et d’identité dans le discours politique : c’était jadis des ouvriers et des travailleurs. Ce sont devenus des immigrés, des gens de peaux et de mœurs différentes qui posent problème. Les mesures de circonstances qui sont alors prises par les décideurs politiques finissent souvent par induire une forme de racisme d’en haut que Rancière attribue à un consensus entretenant un sentiment commun à l’égard de ces indésirables étrangers.

À quoi ce sentiment est-il dû ? Doit-on l’attribuer au cliché de la fin du politique ou à celui de la dépolitisation et de l’ascension du populisme ? On entend souvent dire que la reconnaissance du pluralisme contribue dans nos sociétés à la crise du politique et à la remise en cause de la cohésion sociale. Face à ce point de vue, la lecture de Rancière nous ouvre les yeux sur le retour d’un discours de nostalgie des entités sociales stables, homogènes et régulatrices. De façon insidieuse est ainsi souvent distillé un discours hostile à la démocratie ouverte à l’altérité, voire à la diversité. Celle-ci est présentée comme la cause de la défection du lien social.

Un ou des peuples ?

Rancière signale ici plusieurs écueils majeurs. Ce point de vue tend à gommer ce qu’il appelle le fondement anarchique de la politique comme effondrement de tout un ordre de légitimité des dominations. Cette pensée s’appuie sur l’idée que « la politique signifie justement qu’il n’ y a pas de légitimité unique, que celle-ci se dédouble toujours. Toute politique, note-t-il, crée une autre scène que celle du découpage gouvernemental des réalités et des populations. » Toute politique est ainsi une lutte entre plusieurs figures possibles du peuple : il y a le peuple que le gouvernement incarne, celui qui est inscrit dans la constitution, celui au nom duquel on réclame, celui qui apparaît comme porteur d’un autre droit, etc. La fiction unitaire tend à unifier ces peuples. Mais elle laisse ainsi ouvert le conflit des légitimités.

Ce point de vue, assez complexe, renvoie à sa conception de la politique : « J’essaie d’aider à repenser ce que le terme politique veut dire. La politique non pas comme l’expression d’une dynamique sociale qui lui serait sous-jacente, mais la politique pensée dans son écart avec le jeu institutionnel et identitaire et dans ce qu’elle veut dire par rapport au modèle stratégique. »

Ajoutons que pour Rancière « la perspective stratégique a occulté une réflexion sur les institutions qui obligent à s’inscrire dans le jeu que l’ordre dominant déclare comme étant la politique. Ce que la logique dominante appelle la politique est l’ordre des institutions tel qu’il est donné, soit la prise du pouvoir à venir dans tel ou tel type de stratégie de conquête d’une nouvelle forme de pouvoir. Il faut y opposer une réflexion sur le type de puissance qui peut être exercé ici et maintenant. » Il importe enfin de savoir identifier les lieux et les scènes où se déploient les conflictualités sociales et les minorités militantes « à partir de leur pouvoir commun d’universalisation ».

Élargir le territoire des luttes

Ce livre permet ainsi une bonne compréhension de la vision de la politique et de la démocratie chez Jacques Rancière. Dans cette optique, la politique ne se résume pas à l’art de gouverner, car cette perspective accommode largement l’oligarchie qui accapare la démocratie et qui la traite comme son domaine réservé. La puissance véritable de la démocratie, au-delà des contingences et des limites de l’élection, est davantage celle qui brouille les repères, déplace les frontières, excède les limites du pouvoir souverain. Celle-ci ne s’accommode d’aucun titre de commandement, pas plus de la compétence des élites que du privilège de la naissance ou de la richesse. La leçon de Rancière, c’est qu’on ne peut ouvrir l’espace pensable de la politique qu’au prix d’une extension du territoire de la lutte.

Ce point de vue est également fondé sur l’aporie de l’égalité comme principe premier et constitutif. Il s’explique ainsi : « envisager la démocratie uniquement à partir d’une critique des inégalités contribue à sa dégénérescence, quel que soit le bien-fondé de la critique. La démocratie ne devient authentique que lorsqu’elle procède d’un présupposé égalitaire. Et elle consiste alors en la vérification en acte de ce présupposé. » La conséquence de cette inversion de perspective implique un deuil, celui du projet d’une démocratie sans intermittence animée par des citoyens permanents. Mais ce deuil est également « ce qui permet une réappropriation de l’espace politique, car les fossoyeurs de la démocratie se servent justement de l’exigence intenable d’une citoyenneté permanente pour la discréditer ». Déstabilisante et frustrante à première vue, l’intuition de Jacques Rancière devrait alors être décryptée comme une subtile façon de ruser avec les ennemis de la démocratie.

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