L’intersectionnalité, cette approche qui dérange
Approche forgée au tournant des années 1980 dans les espaces militants et ayant fait son entrée dans le monde universitaire au début des années 1990, l’intersectionnalité désigne la prise en compte des diverses relations de pouvoir qui traversent les individus et la manière dont celles-ci se renforcent mutuellement.
Dans un important ouvrage paru cette année, Intersectionality, Sirma Bilge et Patricia Hill Collins ont voulu démystifier l’intersectionnalité pour démontrer, entre autres, comment cette vision des inégalités sociales est essentielle à l’action politique.
Dans le premier chapitre, les auteures font un survol des diverses façons de penser l’intersectionnalité et des définitions qui lui sont accordées. Elles citent notamment Sumi Cho pour nous rappeler que ce n’est pas ce que l’intersectionnalité est qui compte, mais ce que cette approche permet de faire.
Ainsi, l’intersectionnalité est importante non pas parce qu’on réussit à la défendre théoriquement, mais en raison surtout de ce qu’elle permet d’accomplir politiquement. Cet ouvrage nous rend incontestablement cette idée. De l’intersectionnalité comme stratégie de contestation sociale dans un contexte néolibéral à son application comme véhicule d’éducation critique, Bilge et Collins n’ont de cesse d’offrir aux lectrices des exemples de comment cette approche sur le terrain dépasse les débats théoriques et sous-tend des luttes pour une plus grande justice sociale, politique et économique.
Les auteures proposent des analyses de nombreux cas, depuis les politiques du deux poids deux mesures économiques et sociales sur lesquelles est fondée la FIFA jusqu’au hip-hop comme foyer de contestation artistique et politique des jeunes Afro-Américains. Ce faisant, elles rendent visible la grande polyvalence de la démarche intersectionnelle dans le travail de justice sociale.
Elles affirment que bien que l’intersectionnalité nous fournisse des outils conceptuels pour analyser le pouvoir étatique et le capitalisme mondialisé, c’est d’abord sur le vécu des individus que cette approche est pertinente. Elle leur permet de rendre compte des impacts concrets de ces relations de pouvoirs structurels sur leur vie quotidienne. Les auteures rappellent qu’en cela réside l’espoir de transformations sociales à venir.
En transposant ces mots dans l’univers des initiatives militantes auxquelles je participe depuis les 17 dernières années, je me suis rendu compte que l’espoir était effectivement au rendez-vous. Or, je ne m’étais jamais autorisée à imaginer, et encore moins à nommer, ma démarche comme étant motivée par l’espoir. Voilà tout le pouvoir de ce livre ; en élucidant les liens étroits qui peuvent exister entre une théorie sociale et le travail politique, les auteures nous permettent à nous, les militantes, de constater le pouvoir émancipateur des démarches politiques conçues à partir de la complexité des réalités humaines, et non malgré elles. Ainsi, elles nous offrent la possibilité d’adopter de nouveau une posture d’espoir décomplexée. Une telle lumière politique et personnelle est précieuse pour nous qui militons ici au Québec, face aux tentatives constantes d’effacement des luttes des personnes minorisées.
L’identité restituée
Dans le chapitre 5, Sirma Bilge et Patricia Hills Collins proposent un défrichage méticuleux des débats qui entourent la relation entre l’identité et l’intersectionnalité. Elles nous rappellent que les débats académiques reflètent souvent une posture très critique concernant la pertinence de l’identité et de l’intersectionnalité pour les projets de justice sociale. Or, tout au long de la lecture d’Intersectionality, ces auteures nous présentent des cas précis qui confirment le pouvoir émancipateur de cette approche. Elles nous démontrent d’ailleurs comment, historiquement, l’intersectionnalité a servi efficacement d’outil d’analyse permettant l’articulation d’identités individuelles et collectives plus larges et, par le fait même, une affirmation de soi politique importante pour des populations autrement marginalisées. Or, il existe aujourd’hui beaucoup d’amalgames sur comment l’identité se conjugue à l’intersectionnalité. Les auteures nous rappellent que l’intersectionnalité dépasse ce point d’ancrage dans lequel beaucoup la croient confinée comme théorie de l’identité. Cette façon de percevoir l’approche intersectionnelle en sciences sociales, bien souvent véhiculée par ses détracteurs, oblitère les dimensions collectives qu’elle porte.
Militante dans des espaces féministes et antiracistes, le rapport entre l’intersectionnalité et l’identité m’interpelle tout particulièrement. En tant que femmes racisées vivant au Québec, nous devons inévitablement lier nos luttes contre le sexisme aux luttes contre le racisme. Or, nous avons souvent entendu que le féminisme dont nous faisons la promotion relève principalement d’une posture identitaire. Cette association n’est pas neutre ; elle sert à porter atteinte au travail des féministes critiques d’une démarche politique universaliste qui tend à gommer les inégalités entre les femmes de même qu’au sein des espaces des luttes politiques. Selon cette interprétation, l’intersectionnalité serait un outil qui facilite le repli identitaire, permettant d’alimenter les divisions entre féministes et de démoniser les femmes blanches. Toutefois, comme le soulignent si justement les auteures d’Intersectionality en se référant au projet politique mis sur pied par des féministes noires aux États-Unis, le problème n’est pas le fait de mettre l’accent sur l’identité, mais plutôt sur une identité considérée minoritaire.
Bilge et Collins offrent en cas de figure l’émergence du hip-hop des jeunes Afro-Américains comme exemple de l’interaction entre l’intersectionnalité et l’identité. Autant l’intersectionnalité que le hip-hop refusent la vision de l’identité qui met en opposition sa dimension individuelle et collective. La conscience collective politique émerge justement lorsque les individus font le lien entre leur condition personnelle et des forces politiques et sociales plus grandes qui opèrent sur eux. Loin de s’en cacher, le recours à l’identité devient pour le hip-hop un outil de critique sociale et de contestation politique.
Il est possible de faire un lien fort intéressant avec le travail au Québec de plusieurs d’entre nous, féministes musulmanes. Parmi les slogans les plus populaires avancés en Occident au sujet des femmes musulmanes est celui de la nécessité pour elles de s’émanciper de l’emprise de leur communauté. Plusieurs d’entre nous n’ont de cesse de dénoncer la nature extrêmement sexiste du racisme auquel font face nos communautés. Ainsi, nous refusons de servir de levier pour justifier les discriminations qui sévissent contre les garçons et les hommes musulmans qui vivent au Québec et nous reconnaissons qu’une telle démarche n’a pas comme priorité notre émancipation. Par ailleurs, il est impossible pour nous de transformer notre condition sans reconnaître d’abord comment la catégorie « femme musulmane » a été construite au Québec à l’intersection entre les systèmes de race, de classe, de genre et de sexualité. Donc, comme pour le hip-hop, le refus pour moi, féministe musulmane, de choisir entre qui je suis en tant qu’individu et comment je me définis comme membre d’une communauté n’est pas seulement une réalité politique inévitable, mais aussi un choix politique émancipateur.
Intersectionality est un outil important pour le travail concret d’activisme et d’enseignement. J’enseigne les humanités au Collège Vanier et Intersectionality confirme pour moi l’importance de maintenir une approche qui prend en compte les expériences des étudiantes. Encourager les jeunes à imaginer un modèle de réussite sociale qui s’articule à l’intersection de toutes les complexités qui caractérisent leurs vies plutôt que de leur demander d’en faire fi, voilà un enseignement au potentiel émancipateur énorme.