Dossier. Racisme au Québec : Au-delà du déni
Le temps de la lucidité
« Viens t’asseoir ici, tu as une place parmi nous, tu es la bienvenue ! » J’accepte, je m’assoie parmi eux, après tout, l’intention est bonne. Pourtant, immédiatement, tous les regards se tournent vers moi. Je suis assise parmi eux et pourtant, je le sens bien, je ne suis pas « eux ».
Contrairement à une idée répandue, il ne suffit pas de faire preuve d’ouverture pour favoriser la diversité culturelle et combattre le racisme. Ce problème est d’ailleurs particulièrement aigu dans les milieux de gauche, où la bonne volonté n’est pas toujours suivie d’actions concrètes.
En relatant deux expériences personnelles, j’aimerais faire ressortir comment des individus peuvent, de bonne foi, se dire antiracistes, mais contribuer pourtant simultanément au maintien d’un racisme systémique. Mon texte vise donc à soulever les enjeux de structures plutôt qu’à dénoncer telle ou telle organisation.
Le milieu communautaire
Un organisme où j’ai travaillé s’était doté d’une politique antiraciste en vertu de laquelle on disait faire preuve d’une tolérance zéro par rapport aux propos racistes. Un soir, une usagère des services a lancé un commentaire raciste à une équipe entièrement composée de personnes racisées dont je faisais partie. Nous avons donc rédigé un texte pour dénoncer cette situation et exiger que l’organisme applique la politique en vigueur. La décision finale appartenant toutefois à la coordonnatrice, celle-ci a « décidé » que les propos n’étaient pas racistes et qu’il n’y avait donc pas de suivi nécessaire. Lorsqu’on me fit part de cette décision arbitraire, j’ai senti monter en moi une telle colère ! Au nom de quoi cette coordonnatrice blanche avait-elle la légitimité de décider ce qui relevait du racisme ou pas ? J’ai cherché à mieux comprendre et j’ai demandé pourquoi et comment elle avait jugé que les propos n’étaient pas racistes. La coordonnatrice m’a répondu que l’usagère avait tout simplement fait une « blague ». Une blague pas très drôle, concédait-elle, mais juste une blague. Comme si, en somme, une blague ne pouvait pas être raciste…
J’ai eu beaucoup de mal à me calmer à la suite de cet épisode. Au-delà de cet événement, le contexte et les dynamiques de pouvoir de mon organisme m’ont beaucoup fâchée : le fait que les personnes racisées occupent toutes des postes de première ligne et aucun poste décisionnel contribue au maintien du racisme.
Le milieu étudiant
La veille d’un camp de formation de l’Association pour une solidarité syndicale étudiante (ASSÉ), j’hésitais encore à m’y rendre et une connaissance m’a finalement convaincue d’y participer. Je ne souhaitais pas y aller seule puisque je me doutais qu’il y aurait peu de personnes racisées. En arrivant, je me retrouve face à un groupe d’étudiant·e·s. Je tente d’y reconnaître un visage familier, sans succès. C’est à ce moment qu’un jeune militant s’approche de moi, me tend un tract et me lance : « Tu dois te demander ce qui se passe ici ? » Sans attendre ma réponse, il enchaîne avec un discours de mobilisation. C’était une conversation à sens unique ; il ne m’a jamais laissé placer un mot. J’étais choquée ! Cet homme blanc est venu me servir un monologue en tenant pour acquis que je ne pouvais savoir ce qu’était l’ASSÉ. Nous étions pourtant au cœur de la lutte étudiante de 2012 et comme plusieurs, je lis les journaux et je regarde les infos. Est-il venu vers moi parce que je ne ressemblais pas au reste du groupe ?
En fait, je ressemblais bel et bien au reste du groupe, la seule différence était ma couleur de peau. Ce militant se considère sans doute comme antiraciste et il était évidemment bien intentionné. Or, sa façon de présupposer que j’ignorais tout de la lutte alors en cours et de s’adresser à moi en simplifiant le discours comme on le fait avec un enfant était complètement déplacée. Elle ne pouvait que trouver sa source dans un préjugé à mon endroit.
Racisme et espaces de gauche
Dans les deux anecdotes relatées, il y a une volonté de bien faire. Par contre, dans un contexte où les minorités vivent une stigmatisation et une discrimination continuelles, ce type de malaise n’a rien d’anodin ni d’anecdotique. Ces malaises s’accumulent au cours d’une vie et créent un inconfort dont les personnes appartenant à la majorité ne soupçonnent pas l’ampleur. Elles ne saisissent pas à quel point elles bénéficient, dans les interactions les plus simples du quotidien, du privilège de correspondre à la définition de ce qui est « normal ». Pour les autres, le sentiment d’exclusion est comme un fardeau qu’il faut porter chaque jour.
J’espère que ces deux témoignages feront réfléchir, inciteront les progressistes à revoir les politiques qui s’attaquent au racisme dans leurs organisations et à repenser les façons d’agir en général. L’inconfort que j’ai vécu s’est traduit au fil du temps en méfiance envers certains groupes et ce sentiment est nuisible pour toutes et tous, car nous gagnerions à bénéficier d’une pluralité de voix dans nos mouvements. L’une des conséquences du racisme systémique est justement le manque de représentation dans nos organisations.
Je pourrais énumérer d’autres expériences, mais je pense qu’il est aussi important d’évoquer quelques pistes de solution. De par leur direction constituée majoritairement de personnes blanches ou leurs ressources financières, les syndicats et les organismes communautaires ont la responsabilité de mettre à profit leur situation privilégiée. Ils devraient relayer dans la société québécoise certains messages qui autrement restent confinés aux cercles militants. Par exemple, lorsque Fredy Villanueva a été tué à Montréal-Nord en 2008, les organisations syndicales auraient pu donner un écho beaucoup plus grand aux revendications des militant·e·s à la suite de cet homicide et au mouvement social qui s’est levé après coup. Deuxièmement, si l’on souhaite avoir une plus grande participation des militant·e·s racisé·e·s dans les campagnes progressistes actuelles – comme celle de la campagne d’un salaire minimum à 15 $ / heure –, celles-ci devraient adapter leur discours et le matériel de mobilisation aux réalités des personnes racisées. Comme on le voit de plus en plus pour le cas particulier des femmes, les enjeux pourraient être présentés également « sur mesure » en donnant, par exemple, des chiffres sur la situation particulière des personnes racisées. Enfin, lorsque les organisations progressistes produisent du matériel de mobilisation (affiches, tracts, etc.) ou interviennent dans les médias, elles devraient s’assurer d’avoir un minimum de diversité dans les voix qu’elles font entendre.
Voilà trois exemples d’approches permettant de s’engager dans une voie où l’on peut enfin progresser ensemble. C’est ainsi, à force de corriger les lacunes au sein de nos organisations qu’un jour, lorsque des personnes racisées comme moi seront invitées à table, nous nous sentirons plus à l’aise et plus confiant·e·s, puisqu’une fois assis·e·s, tous les regards ne seront pas fixés sur nous.