Éducation
Chomsky : misères et grandeur de l’université
Pendant qu’il s’apprêtait à céder aux margoulins le sous-sol schisteux du Québec pour une poignée de lentilles (ou peu s’en faut) et sans mesurer l’impact écologique de ce don, le gouvernement Charest donnait un autre vigoureux tour de vis à l’entreprise de démantèlement des services publics et de leur privatisation. Cette fois, c’est à l’université qu’il s’est attaqué, et plus particulièrement aux plus fragiles de ses acteurs : les étudiantes et les étudiants. Les mots manquent devant cette ignominie où la lâcheté le dispute à l’injustice.
Cet assaut contre l’université n’est cependant pas une particularité québécoise et un peu partout en Occident on joue le même scénario, adapté selon les particularités nationales.
Ce contexte de crise invite à reprendre à neuf les questions fondatrices concernant l’université et à s’interroger à nouveau sur sa contribution propre à la société qui l’abrite. C’est pourquoi j’ai voulu rendre accessibles au public francophone les écrits de Noam Chomsky sur l’université, restés inédits en leur langue.
J’aimerais aujourd’hui revenir sur quelques-uns des thèmes qu’il aborde.
Une conception exigeante de l’université
Une part importante des réflexions de Chomsky s’inscrit dans le contexte de l’université américaine, notamment celle de la fin des années 1960 et du début des années 1970, alors qu’elle subit la critique d’un militantisme émancipateur auquel il prit une part active et que seul, dira-t-il, « un contrôle idéologique raisonnablement efficace » parviendra à freiner à partir de 1973.
On devine que ce qu’il met de l’avant dans ce contexte ne peut être transposé à d’autres contextes sociaux ou politiques. Chomsky en convient d’ailleurs, lui qui est le premier à mettre en garde contre toute analyse non historique et décontextualisée de l’université. Ses analyses possèdent néanmoins une actualité frappante.
La réflexion de Chomsky s’inscrit en effet dans la lignée de la pensée de Wilhelm von Humboldt (1767-1835), pour qui l’université « n’est rien d’autre que la vie spirituelle de ces êtres humains qui, en raison du loisir que leur procurent leurs circonstances extérieures ou en vertu d’une aspiration intérieure, sont portés vers l’étude et la recherche ». Sa capacité à permettre la satisfaction de ces aspirations humaines est, insiste-t-il, un indice du degré de développement d’une civilisation.
La poursuite de cet idéal entre bien souvent en conflit avec les exigences qui sont faites à l’université et avec lesquelles elle doit pourtant composer. La vision très claire de ce que devrait être une université se conjugue donc chez Chomsky à une rigoureuse lucidité devant ses conditions effectives de fonctionnement, qui font aujourd’hui la part belle à la perpétuation de l’ordre inégalitaire de la société capitaliste. Pour une part significative, l’intérêt de la réflexion de Chomsky tient à ce qu’il ne renonce ni à cet idéal, qu’il s’agit de promouvoir et de défendre ni, non plus, à la reconnaissance des contraintes matérielles et symboliques qui entravent sa réalisation.
Partant de là, le linguiste propose une perspective selon laquelle l’université est à la fois une courroie de transmission des pouvoirs militaires, politiques et ploutocratiques mais reste, malgré tout, l’un des lieux d’expression parmi les plus libres et émancipateurs de la société. Ce qui en fait une « institution irréductiblement parasitaire », précieuse et dont le fonctionnement (à réformer sans cesse) est indissociable du paradoxe qui la constitue.
Chomsky rappelle aussi ce fait crucial : bien souvent, à l’université, rien n’y est imposé « d’en haut » ou du « dehors ». En d’autres termes, c’est de leur plein gré que des universitaires font exactement ce que les institutions dominantes attendent d’eux et que ces « prêtres séculiers », ces « experts en légitimation » se font les vecteurs de l’endoctrinement.
C’est pourquoi Chomsky propose des « réformes » à la fois réalistes et porteuses d’un authentique potentiel subversif, qui viseraient avant tout « l’état d’esprit d’une grande partie du corps professoral ainsi que les valeurs morales et intellectuelles auxquelles ses membres sont attachés ». C’est à ce prix que l’université, sans se dénaturer, pourra aussi contribuer au changement social.
Le souci de la confrontation avec la pratique
Chomsky a, en ce sens, suggéré que l’on nomme de son vrai nom ce qui se fait à l’université. S’agit-il de recherche militaire ou, plus généralement, de développement de technologies meurtrières ou dangereuses ? Qu’elles soient alors nommées sur le campus pour ce qu’elles font et sont : des Départements de la mort, par exemple.
S’agissant des thèses de doctorat, leur format, suggère-t-il, est souvent en contradiction avec la poursuite du savoir : trop formatées, trop individuelles, trop prévisibles, elles confinent les apprentis chercheurs à des objectifs limités et à des objets de recherche conventionnels et peu propices à la spéculation. De telles contraintes produisent une recherche triviale dans laquelle, pour devenir des universitaires, des jeunes gens se contentent d’apporter de banales modifications à des travaux déjà accomplis.
Contre les cloisonnements disciplinaires de l’université en départements, cette fois, le linguiste propose une sorte de transdisciplinarité en actes. Que les étudiants des deuxième et troisième cycles soient incités à défendre la pertinence de leurs travaux devant un auditoire qui n’admet pas d’emblée les prémisses et les limites que (se) donne leur discipline. Les philosophes et, plus généralement les enseignants en sciences sociales, sont, croit-il, tout particulièrement formés pour accomplir cette tâche et l’on devrait les y encourager.
Chomsky insiste aussi sur l’importance de la fonction éducative de l’université. Contre tous les hérauts d’une excellence universitaire qui ne serait jugée qu’à l’aune de la recherche, il rappelle que la mission d’éducation de l’université est, « du point de vue de la société, plus importante encore que sa mission de recherche et certainement beaucoup plus importante que celle de servir les intérêts du gouvernement ou de l’industrie ».
Chomsky a suggéré bien d’autres moyens de défendre l’université. Tous visent à permettre que soit préservée l’intégrité intellectuelle de la communauté scientifique et à défendre l’indépendance de l’université contre tout ce qui pourrait inciter les universitaires à trahir l’extraordinaire liberté dont ils jouissent : l’argent et le pouvoir ; le monolithisme idéologique ; mais aussi l’académisme professionnel ; et la tendance, particulièrement prégnante dans les sciences sociales, à se livrer à des expérimentations sur tout et n’importe quoi, sans se soucier des conséquences ou des usages des recherches menées.
Le MIT et la corporatisation de l’université
Dans un entretien que Chomsky m’a accordé en janvier 2010, il revient sur ces idées et les actualise. Il y rappelle notamment quelques aspects pour le moins troublants de la manière dont son institution, le MIT, est affectée par la nouvelle donne de privatisation de la recherche. C’est une leçon qu’on devrait prendre le temps d’entendre. Voyez plutôt.
Quand la recherche au MIT était subventionnée par le Pentagone, raconte-t-il, situation qui n’est certes pas un idéal, on n’attendait pas de retombées immédiates de la recherche et ses résultats étaient accessibles à tous : cette perspective à long terme et cette publicité des résultats ont produit la révolution informatique et Internet. Mais à présent que la recherche – notamment, cette fois, en biotechnologie – est subventionnée par les entreprises privées, celles-ci en attendent qu’elle résolve leurs problèmes pointus – le plus souvent à court terme – et exigent le secret sur les résultats obtenus.
Ce qui, en bout de piste, pour la vie des idées, est pire encore que la situation précédente.
Et les frais de scolarité ?
J’ai commencé en évoquant la récente hausse des frais de scolarité. À ce sujet, Chomsky avait ceci à dire, sur quoi je conclurai : « Il s’agit là d’une technique permettant de piéger les gens. Si, pour aller à l’université, vous devez contracter une dette importante, vous serez docile. Vous êtes peut-être allé à l’université avec l’intention de devenir un avocat qui défend des causes d’intérêt public : mais si vous sortez de là avec une dette de 100 000 dollars, vous devrez aller [travailler] dans un bureau d’avocats pratiquant le droit corporatif. Et si vous vous dites : “Je vais y aller le temps de rembourser ma dette et ensuite je serai un avocat qui défend des causes d’intérêt public”, ils sont assez brillants pour savoir qu’une fois que vous êtes piégé au sein de l’institution, vous en assimilez les valeurs et intériorisez bien d’autres choses encore : et vous devenez un avocat qui pratique le droit corporatif. »