Culture
Le météore
Mystères humains et cosmiques
François Delisle est un cinéaste déterminé qui crée, depuis près de vingt-cinq ans, une œuvre intimiste et personnelle, largement méconnue des grands publics québécois et étrangers. Contrairement à un Robert Morin (La réception [1989]) ou à un Philippe Falardeau (La moitié gauche du frigo [2000]), Delisle n’a jamais cherché à profiter des succès d’estime qu’il a remportés comme réalisateur indépendant pour tenter d’élargir son auditoire en faisant des films susceptibles de plaire à un public important, quantitativement parlant.
Refusant les compromis avec les représentants d’un certain établissement de la production cinématographique du Québec, cet auteur s’est toujours efforcé d’actualiser des projets qui lui tenaient à cœur, avec des moyens artisanaux, comme en témoigne l’ensemble de son œuvre, de La mer on s’en fout (1989) à Toi (2007) en passant par Beebe-Plain (1991), Ruth (1994) et Le bonheur c’est une chanson triste (2004).
Au total, cet artiste d’exception a réalisé huit films [1], qui portent tous sa griffe, nonobstant leurs qualités et leurs défauts respectifs. Cela dit, force est d’admettre que les films de François Delisle n’ont pas fait l’unanimité auprès des cinéphiles et de la critique : en effet, si la quasi-totalité des observateurs concernés reconnaissent volontiers les qualités plastiques de ses métrages, plusieurs d’entre eux ont déploré la faible teneur dramatique de ses scénarios et le manque d’épaisseur psychique de ses personnages. Toutefois, les éléments intéressants que comportaient son récent 2 fois une femme (2010), l’expérience acquise et l’audace indéniable que Delisle a démontrée par le passé laissaient présager que Le météore (2013) représenterait le fruit d’un travail élaboré avec beaucoup de soin. En outre, la sélection de ce long métrage par les programmateurs de festivals de cinéma aussi sérieux que ceux de Sundance et de Berlin tendait déjà à indiquer que le drame de Delisle serait une œuvre essentielle de sa filmographie. En conséquence, les attentes des cinéphiles étaient très élevées par rapport à la présentation du Météore.
Un résumé de l’intrigue
Le film de fiction de François Delisle dépeint les vies quotidiennes parallèles et parfois convergentes de quelques personnages désemparés de la société québécoise contemporaine : un détenu, Pierre, condamné à une lourde peine de prison pour avoir commis deux crimes consécutifs ; sa mère, une femme âgée troublée par l’attitude de son fils ; l’ancienne compagne du détenu ; un gardien de prison ; un petit revendeur de drogue. Ces cinq personnages ont en commun de connaître d’intenses moments de détresse et de solitude. Dès lors, ils cherchent à surmonter les épreuves auxquelles ils sont confrontés. Cependant, la chose ne va pas sans mal attendu qu’ils n’évoluent pas dans un contexte favorable à leur épanouissement.
Une œuvre polyphonique
Fidèle à son idéal consistant à se renouveler stylistiquement, François Delisle a réalisé un film choral ou polyphonique, qui s’appuie essentiellement sur des narrations en voix hors-champ et ne comporte aucun dialogue direct. Les rares fragments dialogués qui nous sont rapportés nous atteignent par le biais de voix qui se situent hors du cadre. Ce parti pris esthétique n’est pas sans rappeler ceux de Jean-Pierre Melville dans Le silence de la mer (1948) et de Robert Bresson dans Le journal d’un curé de campagne (1951), parce que les deux longs métrages accordaient une place prépondérante à la narration en voix hors-champ. Mais, tandis que ces cinéastes de renom s’en remettaient aux propos déterminants d’un ou de deux narrateurs, François Delisle choisit de se référer aux monologues de cinq narrateurs distincts. Somme toute, à cet égard, Le météore se rapproche davantage du fameux Rashomon (1950) d’Akira Kurosawa que des films français précités. À l’instar du metteur en scène japonais, François Delisle a élaboré une intrigue dans laquelle il a mis en relief une multiplicité de points de vue. Néanmoins, sur le plan moral, les principaux personnages du film de Delisle tiennent des propos plus honnêtes que ceux du drame de Kurosawa. D’autant plus que les principaux personnages de l’œuvre de Delisle adoptent le mode d’expression du journal intime ou de la confession pour dépeindre leurs états d’âmes respectifs. De sorte qu’ils n’éprouvent pas la tentation de tromper leurs interlocuteurs potentiels.
Un film élégant et symbolique
De tous les films que François Delisle a réalisés jusqu’à présent, Le météore s’impose assurément comme le plus maîtrisé sur les plans plastique et sonore (ce qui n’est pas peu dire). Une superbe photographie, un sens du montage précis, une variation magistrale entre des plans fixes et des plans en mouvement permettent au réalisateur de créer une œuvre cinématographique d’une incontestable beauté formelle. En ce qui a trait à l’espace sonore du film, le spectateur sera sans doute sensible aux différentes modulations des voix humaines et à une utilisation mesurée d’œuvres musicales classiques réputées [2] . Évidemment, cette combinaison sophistiquée d’images et de sons aurait pu déboucher sur un esthétisme assez vain mais, fort heureusement, tel n’est pas le cas. François Delisle rattache constamment son souci de créer d’envoûtants plans, ainsi que des sonorités harmonieuses, à celui de traduire les émotions, les réflexions authentiques de ses personnages, à une réalité qui lui apparaît transcendante.
Cela explique pourquoi Delisle campe, dans le film, une scène au cours de laquelle on voit Pierre, le petit revendeur et le gardien de prison se rendre ensemble au pénitencier dans un fourgon cellulaire. Sur le plan d’une chronologie narrative réaliste, une telle séquence aurait été impensable puisque Pierre se trouvait déjà condamné à une lourde peine de prison alors que le revendeur de drogue était en liberté. Cependant, dans la perspective d’une chronologie narrative fantastique, voire symbolique, on peut légitiment affirmer que les deux hommes vivent l’expérience commune de la détention et de la proximité avec la mort. Pour ce qui est du gardien de prison, il connaît des problèmes matrimoniaux et parentaux majeurs, lesquels suscitent une forte angoisse en lui. Aussi, malgré sa position dominante par rapport à celle des deux « malfaiteurs » enchaînés dans le véhicule, il partage avec eux un indéniable sentiment d’aliénation.
Un système carcéral lamentable
Avec beaucoup d’habileté, François Delisle traite, dans son long métrage, de la problématique propre au milieu carcéral québécois. Certes, il se penche principalement sur cette question par l’intermédiaire du personnage de Pierre, qui incarne un prisonnier type. Toutefois, le cinéaste n’omet pas d’intégrer dans l’œuvre les points de vue de personnages qui ne sont pas familiarisés avec le monde des détenus. Récusant toute forme de misérabilisme ainsi que le réductionnisme du film à thèse, le cinéaste procède par petites touches pour dévoiler les nombreux soucis qui caractérisent le protagoniste depuis qu’il a commencé à purger sa peine de prison. Solitude, incommunicabilité avec les autres, ennui, surconsommation de médicaments, isolement punitif, prise de conscience de la tentative de suicide d’un compagnon de cellule, agression sexuelle impitoyable, telles sont les expériences éminemment débilitantes que Pierre a vécues depuis que sa condamnation est devenue effective.
Dans cette optique, une des séquences les plus évocatrices du drame demeure celle où l’on entend le protagoniste raconter, de façon distanciée, les circonstances qui ont entouré le viol sordide dont il a été victime dans sa cellule. Fidèle à une démarche contrapuntique, François Delisle se garde de montrer au spectateur des images de cette agression sexuelle accablante. Ce faisant, il permet aux mots, au récit de Pierre de frapper davantage l’imagination du cinéphile que s’il avait filmé cette scène avec voyeurisme. Au demeurant, on apprendra que le protagoniste ne manquera pas de dénoncer son agresseur aux autorités carcérales. Pour pallier ce crime, la direction pénitentiaire s’assure simplement que l’on sépare les deux hommes en obligeant le violeur concerné à occuper une autre cellule du centre de détention. Après quoi, lesdites autorités closent iniquement l’affaire ! Par le biais du procédé de la distanciation brechtienne, le cinéaste nous fait prendre pleinement conscience de la détresse que vit Pierre en tant que détenu. En outre, il nous interpelle et nous pousse à nous interroger, comme citoyens, sur le traitement que l’on inflige aux prisonniers et prisonnières du Québec et de partout ailleurs dans le monde.
Un titre des plus évocateurs
Selon nous, François Delisle s’est montré très avisé en intitulant son film Le météore. En effet, ce mot comporte différents sens qui correspondent au caractère polymorphe et polysémique de l’œuvre qu’il a créée. Dans sa première acception (tirée du Petit Robert), le terme météore désigne « tout phénomène qui se produit dans l’atmosphère ». De plus, ce terme décrit « un phénomène lumineux qui résulte de l’entrée dans l’atmosphère terrestre d’un corps solide venant de l’espace ». Enfin, on soulignera que le mot concerné décrit une chose « qui brille d’un éclat vif et passager, ou qui passe très rapidement ». En l’occurrence, on peut affirmer que l’objet désigné par ce vocable, à travers le long métrage de Delisle, symbolise éloquemment l’existence humaine.
De fait, malgré le regard dénué de complaisance que le réalisateur pose sur ses personnages et le système sociopolitique dans lequel ils se meuvent, le film qu’il a réalisé constitue un vibrant hymne à la nature et à la vie, sous toutes leurs formes. Certes, le cinéaste laisse entendre au spectateur qu’un monde mieux adapté aux inclinations profondes de l’être humain que celui que l’on connaît permettrait à celui-là de s’épanouir davantage. Cependant, l’artiste se garde sagement de chercher à définir les paramètres de cette espèce d’utopie, de manière à ne pas diluer la dimension humaniste de sa narration. Dès lors, il ne reste plus qu’à souhaiter que François Delisle parvienne à inscrire sa prochaine œuvre cinématographique – un long métrage fictionnel qui devrait s’intituler Forget Me Not – dans le sillage avant-gardiste et substantiel du vivifiant Météore. Car c’est ce type d’œuvre qui, au-delà de toute considération commerciale, assure le véritable rayonnement cinématographique du Québec, chez nous comme à l’étranger.
[1] Les trois premiers films de François Delisle sont des courts métrages, tandis que les cinq autres constituent des longs métrages.
[2] Dans ce cas, nous faisons allusion à la musique solennelle de Georg Böhm et de Dietrich Buxtehude, deux compositeurs allemands.