Média, médiation, immédiateté
Portrait du journaliste en hamster dans sa roue
Les journalistes observent tout, y compris leurs propres travers. Dean Starkman, reporter, blogueur et critique des médias pour la Columbia Journalism Review a observé son monde récemment et il a vu que le journaliste est maintenant comme un hamster dans sa roue [1]. Il s’active beaucoup, mais ne va nulle part.
« La roue du hamster ce n’est pas la vitesse, c’est le mouvement pour lui-même, écrit Dean Starkman. La roue du hamster c’est le volume sans la réflexion. C’est de la nouvelle-panique, un manque de discipline, une incapacité à dire non. […] La roue du hamster, ce sont les enquêtes que vous ne verrez jamais, de la bonne ouvrage délaissée, du service public non rendu. »
Les chiffres parlent de ce côté aussi. Entre 2000 et 2008, le Wall Street Journal a augmenté d’environ 50 % le nombre de ses nouvelles publiées (sans compter les blogues et les productions en ligne donc) alors même que le nombre de journalistes pour les produire diminuait du tiers. La Presse publiait 25 662 textes en 2000 et 37 366 en 2010, cette fois en comptant les infos parues uniquement sur le Web.
Il faut voir certains collègues à l’œuvre pour comprendre comment on arrive à surproduire ainsi. Un journaliste d’aujourd’hui, c’est une entreprise multimédia à lui tout seul.
Le pauvre poulpe pluribranché microblogue sitôt la conférence de presse commencée ; il envoie un lead pendant la présentation et écrit un texte plus long le plus tôt possible ; il capte, formate et diffuse des extraits sonores et des images de l’évènement ; il recommence le manège pour une, deux ou trois autres prises quotidiennes. La télé en direct a imposé son rythme effréné sur toutes les plateformes.
Cette furieuse agitation ne concerne pas tous les reporters. Heureusement et merci. La classe journalistique a en fait tendance à se diviser en deux clans : d’un côté une majorité d’hyperactifs à l’affût du moindre mouvement de l’actualité ; de l’autre quelques happy few surdoués travaillant sur le plus long terme, fouillant et farfouillant partout. L’excellent travail des équipes d’enquête des différents médias de référence du Québec au sujet de la corruption dans le monde de la construction prouve bien que tout le monde médiatique ne fonctionne pas uniquement en temps réel et accéléré. Tant mieux. N’empêche, la roue gonfle et tourne de plus en plus vite pour presque tous les reporters.
Le commentaire tourne à plein
Le reporter est donc comme un hamster dans sa roue. Mais pourquoi s’agite-t-il ? Que poursuit-il ? Pour faire simple, disons qu’il court souvent après lui-même, c’est-à-dire ses idées, ses opinions, quand ce n’est pas simplement sa formidable personne.
L’objectivité demeure évidemment une des clés de voûte de l’édifice journalistique. Le reporter respecte les règles de collecte et de traitement des informations. Il applique les normes discursives éprouvées, avec des formules neutres, des citations fiables, etc. Le paradigme lié à une sorte de routine de l’authenticité est même de plus en plus appliqué dans les médias. Très bien et merci.
Seulement, cette « objectivité » s’accompagne parallèlement d’un triomphe de la « subjectivité ». Les médias ont recours au commentaire pour se distinguer dans la masse des informations gratuites et uniformisées. La surabondance du même stimule une tentative de distinction. D’où la multiplication des chroniques signées par des vedettes. On pourrait aussi parler de pipolisation médiatique du commentaire.
Le Journal de Montréal du père fondateur Pierre Péladeau publiait une poignée de chroniques par semaine. Le site canoë.ca du fils héritier Pierre Karl Péladeau relaie une trentaine de chroniques et des dizaines de blogues. Le modèle se reproduit plus ou moins à l’identique partout, à La Presse, sur le site de Radio-Canada, au Devoir, avec une tripartition assez nette des genres : soit la nouvelle exclusive fruit d’une enquête, d’un sondage ou d’une autre mécanique à produire de l’information originale ; soit l’information courante, également disponible ailleurs et souvent gratuitement ; soit du commentaire sur tout ça, beaucoup, beaucoup de commentaires, jusqu’à plus soif.
Les médias sociaux en rajoutent et éclairent du même coup la nature de la mutation en cours. C’est là que le commentaire sous sa forme la plus plate et vulgaire se distille au pur jus. Au mieux, les gazouillis fournissent des informations neutres, très rapidement, voire en direct, un peu comme si des millions de correspondants émettaient instantanément sur autant d’évènements plus ou moins importants. Au pire, ou plutôt au plus insignifiant, les sources parlent directement d’elles-mêmes…
[1] Dean Starkman, « The Hamster Wheel », Columbia Journalism Review, septembre/octobre 2010. www.cjr.org/cover_story/the_hamster_wheel.php?page=all