Les « right-to-work laws » aux États-Unis
Une charge antisyndicaliste
Travail
Nous publions ici la communication que l’auteur a donnée à la Journée de formation contre les politiques du gouvernement Harper organisée par le Conseil régional du Montréal métropolitain de la FTQ le 18 mars 2013.
En novlangue états-unienne, c’est-à-dire dans cette langue orwellienne où les mots signifient le contraire de ce qu’ils sont censés désigner (« la paix c’est la guerre, la liberté c’est l’esclavage, la force c’est l’ignorance [1] »), les frauduleusement nommées « right-to-work laws », ou lois de « droit au travail », désormais en vigueur dans 24 des 50 États des États-Unis, sont des lois qui n’ont rien à voir avec une quelconque garantie du droit au travail. Leur unique objectif est de créer pour les travailleuses et travailleurs récalcitrants à l’adhésion syndicale un droit de bénéficier des avantages négociés par le syndicat sans en être membres et sans assumer les frais de son financement.
Comme l’a écrit la journaliste Elizabeth Olson de la revue Fortune lorsque l’Indiana est devenu, en février 2012, le 23e État à adopter une telle loi, avant le Michigan qui l’a suivi en décembre de la même année, cette dénomination, qui a pour fonction délibérée de semer la confusion, relève de cette « manière propre aux États-Uniens d’utiliser des mots pour désigner des réalités qui sont le contraire de ce que ces mots signifient [2] ».
Déjà en vigueur dans tous les États du sud, c’est-à-dire dans les anciens États esclavagistes qui ont formé en 1861 les États confédérés d’Amérique et mené la guerre de Sécession de 1861 à 1865 [3], ainsi que dans la majorité des États du Midwest et la moitié des États de l’ouest [4], les lois de « right-to-work » ont désormais fait une percée dans le bastion industriel traditionnel, connu comme la manufacturing belt ou rust belt (ceinture de la rouille) [5], en gagnant l’Indiana et le Michigan. Berceau de grands syndicats comme les Travailleurs unis de l’automobile et les Métallurgistes unis d’Amérique, ces États sont demeurés jusqu’ici des forteresses syndicales. Pour promouvoir ces lois et tout faire pour qu’elles soient adoptées, les gouverneurs républicains des deux États ont invoqué la nécessité de défendre leur compétitivité contre la vague des emplois déplacés vers l’étranger au cours des dernières décennies et bénéficié d’énormes moyens financiers fournis par le patronat et le radicalisme antisyndical.
Il va sans dire que ces deux gains du conservatisme républicain contre le mouvement syndical contribueront à réduire encore davantage un taux de syndicalisation qui s’est déjà considérablement érodé au cours des dernières décennies et à précariser encore plus les conditions de travail. En 2011, ce taux n’était que de 11 % de l’ensemble de la force de travail aux États-Unis, soit seulement 7 % dans le secteur privé et 37 % dans le secteur public. À des fins de comparaison, le taux global était de 31 % en 1960 et 22 % en 1980 [6].
L’argument économique à l’appui de l’introduction des lois de « right-to-work » en Indiana et au Michigan n’est de toute évidence qu’un des volets d’une bataille éminemment politique engagée en 2011 dans tout le Midwest par la droite républicaine pour faire table rase des syndicats et des conventions collectives dans le secteur public à la suite des élections de 2010 qui ont donné le pouvoir aux républicains dans ces deux États ainsi qu’en Ohio et au Wisconsin.
La résistance syndicale à ce mouvement s’est exprimée avec une force remarquable en particulier dans les États du Wisconsin et de l’Ohio. Appelée à se prononcer par voie de référendum en novembre 2011, la population de l’Ohio a rejeté par une majorité de 62 % la législation anti-ouvrière imposée par le gouvernement républicain interdisant la négociation collective avec les employés de l’État et des universités publiques et retirant le droit de grève aux employées des municipalités et des écoles.
Par la suite, un imposant mouvement de protestation a réuni un million de signatures pour demander la révocation du gouverneur républicain du Wisconsin, Scott Walker. Mais cela ne l’a pas empêché de remporter avec une majorité décisive l’élection de juin 2012 qui l’a confirmé dans ses fonctions, grâce au puissant financement dont il a bénéficié, venu en grande partie de l’extérieur de l’État. Ce vote est très significatif. Il confirme la montée de l’ultra-conservatisme dans cette région du pays et ouvre des perspectives d’extension des politiques antisyndicales aux États voisins.
Le dirigeant Greg Mc Neilly du « Michigan Freedom Fund », un fonds financé par le multimillionnaire et mercenaire du conservatisme Dick Devos, qui a investi des millions de dollars pour que la loi « de droit au travail » soit adoptée au Michigan, a exprimé dans des termes on ne peut plus éloquents la portée du coup infligé aux syndicats : « Je pense que leur défaite d’aujourd’hui est leur Waterloo. Voir le berceau du syndicalisme mordre ainsi la poussière est pour nous un accomplissement monumental. Cela est historique. [7] » Quant au dirigeant Scott Hagerstrom du groupe « Americans for prosperity », un groupe financé par les milliardaires notoirement antisyndicaux Charles et David Koch, il a déclaré : « Il s’agit vraiment d’un message adressé à tout autre État où règne encore l’atelier fermé : si nous avons pu réussir ici nous pourrons y arriver partout ailleurs. [8] »
Pressé de se prononcer sur les prétendues vertus économiques de ces lois de « droit au travail », présentées comme des mesures incontournables de reconquête d’un avantage concurrentiel dans un monde de plus en plus globalisé, le président Obama a déclaré, lors d’une visite à Redford dans le Michigan : « Vous savez, ces ainsi nommées lois de droit au travail n’ont rien à voir avec l’économie. Elles ont tout à voir avec la politique. Ce dont elles parlent vraiment, c’est de vous donner le droit de travailler pour moins d’argent. [9] »
Et les arguments ne manquent pas pour appuyer ces propos. En voici quelques-uns tels qu’ils sont diffusés notamment par l’AFL-CIO et par l’Economic Policy Institute, un institut progressiste de recherche économique dont le siège est à Washington [10] :
• alors que les lois de « droit au travail » sont présentées comme un stimulant de l’activité économique, on constate que sur les dix États qui avaient les taux de chômage les plus élevés en 2011, sept sont des États qui ont adopté une loi de « droit au travail » ; à l’inverse, les deux États qui ont connu la plus forte croissance de leur revenu per capita, le Massachusetts et le Connecticut, sont deux États où il n’y a pas de telle loi ;
• le taux d’accidents mortels sur des lieux de travail est de 53 % plus élevé dans des États qui ont adopté une loi de « droit au travail » ;
• les lois de « droit au travail » poussent les salaires à la baisse, tant pour les travailleurs syndiqués que pour les travailleurs non syndiqués ; les travailleurs et travailleuses vivant dans des États où de telles lois sont en vigueur gagnent en moyenne 1 500 dollars de moins par année que dans les États où il n’y a pas de telles lois ;
• les inégalités entre les revenus sont plus élevées là où le taux de syndicalisation est plus faible et ce dernier est poussé à la baisse par les lois de « droit au travail » [11].
Des échos au Canada
L’adoption récente de nouvelles lois de ce type aux États-Unis ne peut pas ne pas avoir de répercussions au nord de la frontière. Trois partis politiques de droite au Canada ont déjà manifesté leur volonté d’agir en ce sens : le Saskatchewan Party, la Wild Rose Alliance d’Alberta et le Parti conservateur de l’Ontario12. Le critique du Parti conservateur de l’Ontario en matière de travail a récemment présenté un projet de loi privé à cet effet.
Quant au Québec, même si aucun parti n’est encore intervenu dans ce sens sur le terrain du travail comme tel, il a déjà une longueur d’avance sur le reste du Canada à cet égard. Le gouvernement libéral a en effet adopté l’an dernier, au cœur du Printemps érable, la loi 12 faisant suite au projet de loi 78, dont l’objectif était d’imposer un soi-disant « droit individuel aux études », à l’encontre du droit collectif de représentation des associations étudiantes et de leur droit de recourir à la grève pour appuyer leurs revendications. Souvenons-nous que le refus gouvernemental de reconnaître ces droits d’association et de représentation l’amenait à parler de boycott individuel des cours au lieu de grève collective étudiante.
Dans cette loi [12], qu’on pourrait en paraphrasant désigner comme une « right-to-study law », on retrouve l’exacte réplique antidémocratique des « right-to-work laws ». On y retrouve aussi le même mensonge, celui de prétendre défendre le droit aux études, alors que le gouvernement portait simultanément un dur coup à ce droit aux études en réduisant leur accessibilité par une augmentation dramatique des droits de scolarité.
Telle est la voie insidieuse qu’a empruntée jusqu’ici au Québec la puissante charge antisyndicale qui se déploie actuellement aux États-Unis. Sans parler des attaques qui sont régulièrement lancées contre la formule Rand [13] dont l’abolition est sans cesse réclamée par le patronat et la droite politique. Il faut en être conscients et prendre les moyens nécessaires pour y faire face.
[1] George Orwell, 1984, Gallimard, 1950.
[2] « What right-to-work laws really mean », 31 janvier 2012, accessible sur CNNMoney.com
[3] Il s’agit des 11 États suivants : Alabama, Arkansas, Caroline du Nord, Caroline du Sud, Floride, Géorgie, Louisiane, Mississippi, Tennessee, Texas et Virginie.
[4] Arizona, Dakota du Nord, Dakota du Sud, Idaho, Iowa, Kansas, Kentucky, Nebraska, Nevada, Oklahoma et Utah.
[5] De la Pennsylvanie à l’est jusqu’à la région des Grands Lacs.
[6] Bureau of Labor Statistics des États-Unis et Statistiques de l’OCDE sur l’emploi et le marché du travail.
[7] Cité par Michael A. Fletcher et Sean Sullivan, dans « Michigan enacts right-to-work law, dealing blow to unions », The Washington Post, 11 décembre 2012. Les auteurs parlent d’une défaite dévastatrice pour le travail organisé.
[8] Idem.
[9] Idem.
[11] Voir « False claims, false promises : why « Right-to-work » is wrong for everyone », www.wrongforeveryone.com ; Josh Mandryk, « Right-to-work would be wrong for Ontario », The Toronto Star, 29 mai 2012 ; et David Bush, « Right-to-work in Canada ? », rabble.ca, 7 décembre 2012.
[12] Jim Stanford, « US Right-to-Work Thinking Now Infecting Canada », The Progressive Economics Forum, 28 juin 2012, et Josh Mandryk, op. cit.
[13] Formule en vertu de laquelle l’employeur est tenu de prélever à la source auprès de tous les salariés, qu’ils soient membres ou non du syndicat, la cotisation déterminée par le syndicat représentant les salariés d’une unité de négociation. Établie en 1946 par le juge Ivan Rand agissant comme arbitre dans un conflit de travail, elle est fondée sur le principe selon lequel tous les salariés de l’unité de négociation bénéficient également de la convention collective et que tous doivent par équité payer la cotisation syndicale, qu’ils adhèrent ou non au syndicat.