Droit à l’éducation pour les sans-papiers
Cette école vous est interdite
En réaction à un article de La Presse faisant écho aux efforts du Collectif éducation sans frontières, un sombre chroniqueur du Journal de Montréal invitait récemment son lectorat à ne pas « se laisser intimider » par la rhétorique des « idéologues du sans-frontiérisme » évoquant l’« inhumanité » des décisions du système d’immigration canadien qui se débarrasse d’un nombre grandissant d’êtres humains jetables venus d’ailleurs et qui deviendront des sans-papiers privés de droits fondamentaux s’ils refusent l’ordre de déportation et les pénibles conséquences d’un retour forcé au pays qu’ils ont fui. Il était alors question d’enfants – des milliers au Québec – exclus des écoles faute de statut migratoire. Avertissement : le présent article pourrait vous intimider.
Plus attaché à la consigne primaire suivant laquelle il faut respecter les lois et « nos » institutions, Mathieu Bock-Côté fait totalement l’impasse sur ce que signifie concrètement, pour qui en est privé, le fait que le « tampon administratif » qui donne la citoyenneté juridique agit comme une prérogative à laquelle sont liés des « droits et privilèges ». Dans la région montréalaise, ils sont entre 40 000 et 50 000 sans-papiers à vivre du mauvais côté de la ligne qui sépare les personnes qui ont un certain nombre de protections et de droits et celles qui ne les ont pas. Résider dans les zones de non-droits, là où l’État ne vous reconnaît pas comme membre de la société à laquelle vous participez pourtant, c’est être exposé·e à une précarité et une vulnérabilité sociales, d’autant que vous faites partie des personnes les plus discriminées, stigmatisées et racisées. N’ayant pas droit aux normes du travail, vivant avec la peur d’être dénoncées, arrêtées, détenues et déportées, les sans-papiers sont contraintes d’accepter les pires conditions de travail et les pires conditions salariales, formant une des parties les plus exploitables et corvéables du salariat québécois et canadien. En dehors du travail, ils et elles sont privées d’autres droits fondamentaux, à commencer par l’accès aux soins de santé, aux garderies, au logement social, aux centres d’hébergement, etc. Il en est de même de l’accès à l’éducation.
Des milliers d’enfants, d’adolescent·es et de jeunes adultes sont exclu·es des institutions scolaires qui refusent d’admettre les élèves incapables de fournir les documents exigés pour leur inscription et pour l’octroi d’un code permanent par le ministère de l’Éducation, nécessaire pour valider la scolarisation par le biais du diplôme. Si certaines écoles ou commissions scolaires acceptent des inscriptions, c’est à la condition, autrement discriminante, que les familles payent des frais pouvant atteindre 6 000 $, excluant de fait un grand nombre de familles à faibles revenus.
L’impossibilité de fréquenter les écoles, les cégeps et les universités est synonyme d’isolement social. Pour les personnes déjà malmenées par des trajectoires compliquées et des conditions d’existence souvent difficiles, l’exclusion des établissements scolaires est une inégalité qui s’ajoute aux autres inégalités qu’elles rencontrent et qui ont autant d’effets déplorables sur leur parcours scolaire, social, professionnel, personnel, mais aussi sur les milieux qui pourraient bénéficier de leur apport. Elles reçoivent alors pour éducation ce que leur milieu plus ou moins immédiat est en mesure de leur offrir et restent parfois plusieurs années coupées de conditions leur permettant de développer leurs talents et leurs intérêts, leurs aptitudes mentales, physiques et sociales indispensables à leur plein épanouissement et à leur vie dans la société.
En se portant à la défense des privilèges (la citoyenneté et les droits qu’elle donne) « qui distinguent finalement les citoyens de ceux qui ne le sont pas » (« sans quoi la citoyenneté ne veut rien dire »), Bock-Côté ne se porte pas seulement à la défense d’une citoyenneté dont la valeur est déterminée par l’inégalité, mais aussi de cette forme de domination institutionnelle qui consiste à « priver par avance une partie de la population résidant sur un territoire et au sein d’une communauté de la protection de la citoyenneté comme des droits et libertés alloués aux autres citoyens » (Yves Cusset, Prendre sa part de la misère du monde, 2010). Cette domination a un nom que rappelle Cusset : l’apartheid. Il s’agit dès lors de savoir si on la tient pour acceptable ou pour inacceptable. C’est là ce qui distingue les « idéologues du sans-frontiérisme » des autres idéologues.