Racisme. Lire ensemble pour se libérer des oppressions

No 083 - mars 2020

Éducation

Racisme. Lire ensemble pour se libérer des oppressions

Maya Laoufi, Louis-Raphaël Pelletier

Le cercle de lecture sur l’histoire de l’esclavage est né à l’hiver 2018 pour renouveler l’enseignement de l’histoire au Cégep Marie-Victorin. Deux ans plus tard, il existe toujours et ses membres veulent partager avec les communautés de Montréal-Nord et de Rivière-des-Prairies tous les bénéfices qu’ils et elles en tirent.

Le cercle de lecture sur l’histoire de l’esclavage est né du besoin que je ressentais (Louis-Raphaël Pelletier) de discuter avec des étudiant·e·s d’ouvrages sur l’histoire de l’esclavage afin de préparer une nouvelle version du cours sur l’histoire de l’Occident. Je voulais trouver une problématique historique qui interpellerait les étudiant·e·s en sciences humaines du Cégep Marie-Victorin. Nombre de ces étudiant·e·s portent un bagage d’histoire coloniale qu’il est facile de négliger dans un cours où l’on nous demande de couvrir 4 000 ans d’histoire dans une perspective occidentale.

La première rencontre réunit une demi-douzaine d’étudiant·e·s, au début de la session d’hiver 2018. Nous visionnons le documentaire Le 13e d’Ava DuVernay sur l’incarcération de masse des personnes de couleurs aux États-Unis et je sens que quelque chose d’important se passe. Je ne dis pas un mot, hormis « bonjour » et « je vous écoute ». Toutes et tous parlent. Ils et elles le font longuement, calmement, tour à tour, après avoir levé la main. Ils et elles s’écoutent. Les interventions se situent à plusieurs niveaux : retour sur des faits ou des éléments d’analyse du document ; témoignages personnels ; émotions vécues lors du visionnement, réflexions sur des notions de sciences humaines, sur la société québécoise et occidentale. En tant que prof, et en tant qu’homme blanc, j’apprends et je découvre des choses qui ne m’étaient pas accessibles auparavant. J’apprends que ces jeunes hommes et femmes subissent des violences racistes plus fréquemment que ce que j’imaginais. J’apprends aussi des formes de discrimination qu’ils m’étaient impossibles de concevoir.

Nous tenons d’autres rencontres. Nous discutons de textes que je choisis. Nos échanges sont tout aussi foisonnants, fascinants et se déroulent dans un respect et une qualité d’écoute dont j’ai très rarement été témoin dans ma vie. Nous gardons des traces de ces échanges dans des bulletins (disponibles en ligne sur la page du programme de sciences humaines du Cégep Marie-Victorin).

Nos lectures sont toujours bouleversantes. Malgré cela, l’ambiance est chaleureuse : la colère pointe, mais il n’y a pas de désespoir. On a l’impression d’entreprendre une action positive en approfondissant ces sujets. Ce qui ajoute certainement à l’intérêt de ces échanges, c’est que nos origines sociales sont diversifiées. Il y a plus de femmes que d’hommes. Parmi les étudiant·e·s, certain·e·s ont plus de facilité au plan académique, d’autres moins, mais nous ne ressentons pas de corrélation entre la performance scolaire et l’intérêt des interventions.

Le cercle évolue

Nos réunions reprennent à la session d’automne 2018 et se poursuivent jusqu’en juillet 2019. Dans mon cas (Maya Laoufi), étant originaire de Kabylie, en Algérie, la colonisation et le racisme sont des enjeux qui me passionnent et qui font partie de mon héritage. Il me tenait donc à cœur de continuer de faire vivre un lieu d’échange qui soulève ces thèmes.

Le cercle change de nature : il n’est plus lié à la préparation d’un cours. Il tient maintenant à la volonté des membres de continuer la discussion. Son fonctionnement évolue ; les décisions sont prises en groupes (par exemple, le choix des lectures). Ce tournant a eu pour effet de les élargir à un ensemble de thèmes reliés à l’histoire coloniale. Aussi, nous changeons de lieu de réunion : nous migrons vers la librairie Racines, dans le quartier Montréal-Nord.

Valeurs partagées

En août 2019, nous effectuons une rétrospection. Celle-ci nous fait constater que certains éléments sont désormais inhérents à notre cercle. Nous les considérons maintenant comme étant les « valeurs » qui le particularisent, dans la mesure où celles-ci découlent du croisement entre nos histoires personnelles et les idées véhiculées par les auteurs et autrices lu·e·s.

L’une des plus fondamentales est sans équivoque le respect d’autrui. Depuis la naissance du cercle, nos rencontres et échanges se basent sur une relation de confiance ou chacun·e se sent écouté·e. Sans distinction d’âge, de sexe, d’appartenance ethnique, d’orientation sexuelle ou de toute autre caractéristique. Chacun·e est entendu·e. Tous et toutes sont à l’écoute. Nous entretenons par conséquent des échanges intellectuels riches et florissants.

Par ailleurs, cette relation privilégiée entre les membres du cercle n’aurait pu s’instaurer sans une ouverture d’esprit partagée. Tant en ce qui a trait aux divergences d’opinions, qu’aux propositions diverses de lectures et d’événements, chacun·e d’entre nous démontre une acceptation de l’autre et de ses différences. Les intérêts sont vastes, tout comme le sont les niveaux des textes lus et les thèmes qu’ils soulèvent.

Nous nous distinguons d’autres lieux (salle de classe, famille, etc.) où des formes d’autorité formelles ou informelles inhibent les débats. L’idée d’un collectif dépourvu d’autorité ou de hiérarchie est un concept qui nous semble singulièrement pertinent et qui en devient presque viscéral : il nous tient à cœur que nous soyons toutes et tous sur un même pied d’égalité dans le but de préserver le lien de confiance qui nous lie.

Enfin, l’engagement constitue évidemment une valeur centrale de notre cercle.

Nos accomplissements

Les réunions du cercle ont permis aux praticipant·e·s de faire des gains. À titre individuel, nous avons tous et toutes approfondi nos connaissances sur l’histoire de l’esclavage et de son lourd héritage. Nous connaissons plus d’auteurs et d’autrices importantes sur ces sujets. Au-delà des connaissances, les membres sentent avoir une meilleure capacité à identifier les notions dans le texte, à les comprendre et à les traduire dans leurs mots. Aussi, ils et elles les lient désormais à leur expérience et à leur lecture de la société. Enfin, les membres considèrent avoir affiné leur sens de l’écoute. Ce sont leurs capacités individuelles à exprimer des idées, à débattre et à discuter qui se sont améliorées.

Certains de ces gains sont également collectifs : le groupe considère qu’il a construit un safe space. Les membres s’y sentent en sécurité et ils et elles partagent parfois des expériences personnelles, intimes. Ces partages aident les gens qui en témoignent à confronter des blessures en les nommant et en les analysant à partir de concepts de sciences sociales. Ces partages aident aussi les autres membres du groupe à mieux comprendre les formes d’oppressions historiques que nous étudions et les formes contemporaines qu’elles prennent.

Ces formes de violences historiques sont inévitablement vécues dans les sphères intimes de l’esprit et du corps. Il n’est pas facile pour une personne qui ne les subit pas – ou pas entièrement – de comprendre l’épaisseur sociale et symbolique de ces violences. Néanmoins, le cercle considère qu’il est enrichissant d’impliquer aussi les personnes n’ayant pas vécu toutes ces violences. Il nous apparaît que le développement de connaissances ainsi que de capacités cognitives et de communication est relié au contexte émotif et social. Et ce sont nos valeurs et nos pratiques qui permettent aux membres de faire ces gains.

Les projets à venir

Nous avons de grandes ambitions dans les prochains mois. Nous voulons d’abord interpeller et impliquer les communautés auxquelles nous appartenons : les quartiers Montréal-Nord et Rivière-des-Prairies. Nous souhaitons inviter le public à nos rencontres, collaborer avec les institutions publiques telles que les bibliothèques, les écoles ou des instances sociales (comme les Forums jeunesse des arrondissements). Ce faisant, nous voulons faire connaître ces textes qui jettent un regard critique sur la société actuelle. Tout au long de ce virage vers la communauté, il est crucial pour nous de préserver notre safe space. Enfin, nous cherchons aussi à garder des traces écrites et audiovisuelles de nos échanges, et ce, de manière à rejoindre le plus de gens possible.

 

Nous croyons aussi qu’il est important d’élargir l’objet du cercle de lecture pour étudier l’ensemble des formes d’oppressions historiques. Nous avons espoir de faire vivre longtemps ce cercle pour contribuer à la mise en place d’une société libérée des dynamiques d’oppression.

 

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