Travail
Organisation syndicale. « Bats-toi ou meurs »
Puisque les travailleuses et travailleurs sont de plus en plus isolé·e·s, que le capitalisme sauvage menace les gains syndicaux obtenus par la lutte et que les milieux de travail traditionnels regroupant tous les salarié·e·s au même endroit sont de plus en plus rares, le syndicalisme doit adapter ses tactiques.
Face à cette restructuration, Jane McAlevey, organisatrice syndicale d’expérience ayant publié plusieurs ouvrages sur le sujet, soutenue par la Fondation Rosa Luxemburg, organisait en novembre dernier quatre séances de formation webdiffusées à plus d’un millier de syndicalistes dans une quarantaine de pays et intitulées « Organizing for Power : A Four-Step Course on How We Win ». Une diffusion du séminaire était organisée par Lutte commune dans les locaux de la Fédération du commerce à la Confédération des syndicats nationaux.
Les quatre séances abordaient l’identification de leaders organiques dans le milieu de travail, l’importance de structurer les conversations avec les salarié·e·s, les tests de structure et les négociations ouvertes et/ou larges.
Trouver ses leaders organiques
Jane McAlevey distingue les organisations structurées, comme des milieux de travail, des établissements religieux, des complexes de logements par rapport aux organisations par « auto-identification » comme les groupes militants féministes ou écologistes. C’est au sein des structures que McAlevey concentre sa présentation sur l’identification des leaders organiques. Son approche, toujours en recherche d’unité et de grande participation à une campagne d’organisation, débute par cibler des gens qui ont un potentiel de mobilisation auprès de leurs collègues de travail afin d’augmenter l’adhésion à la campagne dès ses balbutiements : c’est ce qu’elle appelle des activistes. Les leaders, pour leur part, sont des travailleuses et des travailleurs qui ont une capacité d’organisation, sans nécessairement avoir un penchant pour le syndicat. Ceux-ci et celles-ci peuvent être autant positifs que négatifs pour la campagne d’organisation, mais, lorsque convaincu·e·s, il et elles pourront contribuer à bâtir la majorité requise pour faire les gains souhaités.
Organiser des conversations
La méthode de Jane McAlevey ne laisse rien au hasard, surtout les conversations que les organisatrices et organisateurs auront avec leurs collègues de travail. Par exemple, remercier les gens de faire acte de présence à des activités syndicales pourrait leur donner l’impression qu’elles et ils font une faveur envers les personnes représentant le syndicat, au lieu de les amener à se réapproprier la structure. Elle souligne aussi l’importance d’utiliser le « vous » lors des conversations, afin de ne pas créer de distance entre le syndicat et la personne en utilisant le « nous » exclusif. Quelques autres exemples de phrases-clés suggérés par McAlevey :
McAlevey structure les conversations d’organisation en six étapes. L’introduction doit aider à faire comprendre le contexte de la conversation, avec une raison pour qu’elle ait lieu ainsi qu’une présentation des acteurs et actrices. Par la suite, en effectuant de l’écoute active, il sera important d’amener la personne à élever ses attentes. Il s’agit de l’étape cruciale de l’agitation, où l’organisatrice ou l’organisateur devra demander quelles sont les choses que la personne souhaite changer sur son milieu de travail pour l’amener à diriger sa colère vers les individus en position de pouvoir. Pour parvenir à ces fins, McAlevey suggère de poser des questions ouvertes, amicales, qui aideront la personne à reconnaître sa propre réalité. Lorsque l’individu est suffisamment agité au point où elle ou il se demande quoi faire pour changer sa situation, l’étape de l’éducation amène de façon assez commode la solution de la syndicalisation. Pour y parvenir, il s’agira d’expliquer les rouages d’un syndicat, à débuter par des comités dans chaque département et sur chaque quart de travail, et l’importance d’obtenir une majorité d’adhérent·e·s avant de formuler des demandes. Par la suite, l’organisatrice ou l’organisateur pourra « appeler la question », en demandant si la personne est prête à faire une action immédiate pour la campagne, telle signer une pétition ou devenir un leader sur son milieu de travail. La question se doit d’être suivie d’un silence total de la personne qui initie la conversation, afin de forcer la réponse de l’interlocuteur. Ce n’est qu’après cette réponse que la personne pourra poursuivre vers l’inoculation, ce que McAlevey appelle le « vaccin ». Il s’agit de préparer d’avance les travailleuses et les travailleurs aux réactions du patronat en apprenant l’existence de la campagne d’organisation et contrecarrer les tactiques antisyndicales. La conversation pourra se conclure sur la transmission d’une tâche simple et un rendez-vous à court terme pour faire un suivi.
Tester la structure
Dans l’intention de s’assurer que la campagne soit efficace, les tests de structure sont des actions ponctuelles qui mesurent l’adhésion de la majorité. Faisant appel à la créativité des travailleuses et des travailleurs, ces tests contribuent à bâtir la grève, le test de structure ultime, à chaque étape dans le cadre d’une escalade de moyens de pression. Lors de ce troisième séminaire, des intervenant·e·s ont présenté leurs tests effectués dans le cadre de la grève d’une semaine en janvier 2019 des enseignant·e·s de Los Angeles affiliés à l’UTLA (United Teachers of Los Angeles). L’UTLA représente environ 34 000 enseignant·e·s sur 913 campus. Au cours des années précédant la grève, les travailleuses et les travailleurs ont été amené·e·s à organiser plusieurs manifestations simultanées, à passer des questionnaires, à envoyer des cartes postales posant des questions sur l’implication des membres et à voter favorablement pour une augmentation de cotisations de 30 %. À chaque test de structure, l’adhésion à la campagne était évaluée pour adapter la stratégie en fonction des membres. Finalement, la grève a été votée à 98 %, la première grève en 30 ans. Elle a permis une augmentation salariale de 6 %, une réduction du ratio d’élèves par classe et a contribué à faire élire des représentant·e·s politiques favorables au syndicat.
Concernant les tests de structure, McAlevey est sans équivoque : un test qui n’obtient pas l’adhésion de la majorité des membres est un échec, considérant qu’il s’agit avant tout d’une démonstration du rapport de force du syndicat auprès du patronat.
S’impliquer dans la négociation
Il est à noter que Jane McAlevey place son analyse du syndicalisme dans un contexte américain où le taux de syndicalisation avoisine les 11 % [1], d’où sa considération pour le pouvoir à l’extérieur des milieux de travail et l’importance des liens avec les communautés soutenant le mouvement syndical. Les négociations d’une convention collective s’inscrivent dans cet élargissement de la lutte : selon elle, les travailleuses et les travailleurs devraient être amené·e·s à être présent·e·s dans les rencontres de négociation afin d’appuyer leur comité de négociation et d’offrir une représentation de tous les secteurs d’emploi touchés par la convention. Les personnes observatrices se doivent d’être disciplinées : elles ne peuvent intervenir lors des discussions, doivent présenter des visages neutres et peuvent envoyer des notes auprès du comité de négociation lorsqu’elles ont des questions ou des informations complémentaires relatives à leurs milieux. Pour mobiliser les individus à vouloir s’impliquer dans la négociation de leur convention collective, McAlevey n’offre pas d’alternative aux travailleuses ou travailleurs qui n’en voient pas la pertinence : « Si tu ne te bats pas, le patron diminuera tes conditions de vie. Bats-toi ou meurs. »
À la suite des quatre séances du séminaire, Jane McAlevey conclut sa présentation sur un appel à l’organisation aux militant·e·s syndicalistes : « Go beat the bosses and win », parce que la classe ouvrière ne mérite rien de moins.
[1] Agence France-Presse, « Le taux de syndicalisation chute aux États-Unis », La Presse, 27 avril 2015.