Dossier : Perturbations à prévoir
L’art de la perturbation
Pour les personnes dépourvues de ressources et exclues du pouvoir et des institutions, la perturbation est souvent le seul moyen de se faire entendre.
Pour paraphraser Martin Luther King Jr., on pourrait dire que la perturbation est le langage des sans-voix. Celle-ci implique d’empêcher le bon déroulement des routines institutionnelles et des divers exercices quotidiens par lesquels le pouvoir se met en scène et se légitime. En d’autres termes, il s’agit de temporairement priver les autorités sociales, économiques et politiques de la coopération dont leur pouvoir dépend. À l’inverse, ne pas perturber les routines institutionnelles contribue à ce que les puissants puissent continuer à ignorer la voix et les revendications des exclu·e·s et des subalternes. C’est alors « business as usual ».
Le risque de la normalisation
Perturber et suspendre temporairement sa contribution à la quiétude civile ne veut pas dire tout casser. On peut perturber de plusieurs façons différentes et il faut appréhender la signification et la portée des modes d’action en fonction du contexte social, culturel et historique dans lequel ils s’inscrivent. Comme l’ont montré les travaux de Charles Tilly, aux 18e et 19e siècles, on assiste souvent à des charivaris pour harceler des notables, à des saccages de propriété privée, à l’expulsion des collecteurs d’impôts ou à la destruction d’équipements industriels. À partir de la moitié du 19e siècle, c’est plutôt les barricades, les rassemblements, les manifestations, les grèves. Et plus récemment, à partir des années 1960, les sit-ins et les die-ins, et, depuis les années 1980, les « black blocs ». Ces divers modes d’action ne sont pas exclusifs et peuvent se chevaucher ou être utilisés conjointement. De plus, leur efficacité et leur acceptabilité sociale varient dans le temps et selon les situations.
L’exemple de la manifestation est assez caractéristique de cette normalisation de modes d’action qui furent jadis considérés comme transgressifs et subversifs. Alors qu’au 19e siècle celle-ci pouvait surprendre les autorités et éventuellement déstabiliser le pouvoir, elle apparaît aujourd’hui comme légitime et plutôt conventionnelle, voire banale, dans la plupart des démocraties libérales. Par exemple, selon une étude de la politologue Nonna Mayer, tandis qu’en 1988 un Français sur deux se disait prêt à recourir à la manifestation, en 2002, c’était trois sur quatre [1]. La manifestation est ainsi de plus en plus acceptée par toutes les catégories de la population, indépendamment de la profession et du statut socio-économique. Toujours en France en 2002, si la communauté étudiante est la catégorie qui accepte le plus la manifestation (jusqu’à 94 % !), cette dernière est aussi acceptée par 83 % des cadres supérieurs et même 65 % des patrons d’entreprises. La manifestation trouve également de plus en plus d’appuis au sein de l’électorat de droite et même la police de Montréal a ponctuellement recours à des manifestations pour faire valoir ses intérêts. Par exemple, le 20 octobre 2010, environ 2 000 policiers ont répondu à l’appel de la Fraternité des policiers et marché dans les rues de Montréal pour demander au maire Tremblay un réinvestissement dans le Service de police de Montréal (SPVM) [2].
Cette normalisation de la manifestation, qui requiert souvent un permis délivré par les autorités, implique qu’elle devient de plus en plus prévisible et routinière et, donc, de moins en moins à même de perturber les routines institutionnelles et le quotidien de l’ordre social. Et moins la manifestation perturbe, plus les différents pouvoirs peuvent se permettre d’attendre qu’elle passe, telle une caravane, pour continuer à vaquer à leurs occupations. D’où l’importance de continuer à développer des innovations tactiques qui sauront perturber et surprendre le pouvoir, attirer de nouvelles cohortes militantes et maintenir la mobilisation dans le temps.
Perturbation et innovation technique
Les innovations tactiques émergent en marge des modes d’action dominants. Plus qu’une invention comme telle, elles représentent avant tout une recombinaison ou une transposition de modes d’action et de pratiques préexistantes dans un nouveau contexte. De plus, elles ne sont pas nécessairement stratégiques et peuvent être le produit de circonstances particulières et contingentes. Pensons par exemple à l’émergence de la tactique du « black bloc » au sein du mouvement autonome allemand dans les années 1980, tactique qui s’est diffusée à grande échelle à partir de la fin des années 1990 et qui a grandement contribué à redéfinir la dynamique des manifestations. Plus récemment, les occupations de places publiques dans le cadre du « printemps arabe » en janvier 2011, en Espagne, en Grèce et en Israël avec les mobilisations des « indignés » entre mai et juillet 2011, en Amérique du Nord à l’automne 2011 avec le mouvement Occupy, ou encore en France lors de Nuit debout au printemps 2016, ont également contribué à élargir les pratiques manifestantes en mettant au cœur de l’action la tenue d’assemblées et la question de la démocratie. Non seulement leur simple existence perturbait-elle l’occupation traditionnelle de l’espace, mais elles servaient aussi de base d’opérations pour mener toute une série d’actions ponctuelles, spontanées ou planifiées, qui déstabilisaient les autorités.
À ce type d’occupations s’ajoutent les actions de blocage d’institutions scolaires, bancaires ou commerciales qui font aussi déborder les luttes des lieux où les pouvoirs essaient de les canaliser et de les contenir. Par exemple, en octobre 2019, l’occupation du centre commercial Italie 2, à Paris, à l’initiative du réseau écologiste Extinction Rébellion, a permis non seulement de perturber les routines commerciales afin de dénoncer la surconsommation, mais aussi de poser la question de la privatisation de l’espace public et des lieux au sein desquels le peuple peut légitimement poser des revendications et interpeller le pouvoir.
La radicalisation de la perturbation
Ces différents modes d’action viennent perturber sans pour autant être violents. Mais d’autres modes d’action peuvent avoir des effets beaucoup plus déstabilisateurs et faire trembler le pouvoir. C’est notamment le cas des émeutes à grande échelle. Bien que celles-ci puissent avoir un coût élevé et se confrontent généralement au problème de leur débouché politique, elles peuvent aussi obtenir des concessions de l’État là où les acteurs traditionnels et les modes d’action routiniers semblent faire du surplace dans la mesure où le pouvoir sait comment les neutraliser.
Ainsi, les situations d’émeutes insurrectionnelles, qui ont eu lieu dans le cadre des mobilisations des Gilets Jaunes en France en 2018-19 ou, plus récemment, au Chili à partir du 18 octobre 2019, ont complètement pris de court le pouvoir et permis d’ouvrir des brèches dans l’ordre social et politique de telle sorte que d’autres acteurs, d’autres modalités d’action et d’autres enjeux ont ensuite pu s’engouffrer dans cette brèche et élargir l’horizon des possibles. Cependant, il arrive aussi que les émeutes se traduisent par la destruction de segments des quartiers où habitent ces mêmes populations mobilisées et que cela se fasse aux dépens des plus vulnérables. Ou encore, que l’émeute n’aboutisse au bout du compte qu’à une plus grande présence policière et à une augmentation des budgets et de l’arsenal répressif de la police.
Notons enfin que les émeutes sont impossibles à prévoir et à contrôler et ne peuvent, par définition, durer dans le temps. Or, pour être victorieuse, toute lutte doit pouvoir durer dans la mesure où l’ordre social est résilient et où les dominants ne font pas de concessions facilement.
La plupart des modes d’action que nous avons évoqués ici coexistent et peuvent être utilisés de façon concomitante. C’est de leur usage récurrent dans différents contextes que pourront émerger de nouvelles innovations tactiques qui jouiront éventuellement d’un fort potentiel de perturbation jusqu’à ce que le pouvoir et les autorités ne s’adaptent et n’apprennent à les neutraliser, alimentant ainsi le cycle perturbation-neutralisation qui est au cœur de la conflictualité des démocraties libérales.
[1] Nonna Mayer, « Le temps des manifestations », Revue européenne des sciences sociales, 2004, XLII(129), p. 219-224.
[2] Le Devoir, 21 octobre 2010.