Regards féministes
Sidération féministe
Alors que j’écris ces lignes, j’ai à côté de moi, sur ma table de travail, une liasse d’enveloppes contenant des lettres, accompagnées de chroniques découpées dans le Journal de Montréal, soulignées et commentées, envoyées par quelqu’un qui, sous couvert de l’anonymat, conteste des opinions que j’énonce publiquement – des opinions féministes.
Drapé d’invisibilité, il formule des reproches, me montre le droit chemin. Ça dure depuis des années. Régulièrement, une lettre, rédigée à la main, apparaît dans mon courrier à l’université. L’enveloppe comporte un timbre, parfois avec le tampon de la poste, et parfois non. Il n’y a aucun moyen de savoir qui me fait parvenir ces missives. Mais ce que je sais, c’est que celui qui se dit « obsédé de justice sociale, défenseur de rapports égalitaires entre toutes les personnes, défenseur de la liberté d’expression protégée par les chartes, opposant à la pensée unique, tyrannique et victimaire, opposant au lynchage public digne du Far West », est parfaitement conscient de ce que représente son geste. Un geste qu’il décrit comme « non préjudiciable » puisque sous couvert d’anonymat. Un geste, néanmoins, harcelant. Car même si les lettres ne comportent pas de menaces explicites, leur apparition récurrente dans ma boîte postale ressemble à une agression. Je me sens observée, scrutée, surveillée. J’ai l’impression d’être suivie par un voyeur de nuit, caché dans l’obscurité. Il se passe quelque chose dont je suis l’objet, et je n’y peux rien. Je ne peux ni répondre aux messages ni renvoyer le regard. Celui qui harcèle a une longueur d’avance sur moi : il envoie et interdit tout retour. Il interpelle et prohibe toute réplique. Il s’exprime et me confine au silence. Mais c’est ici que son pouvoir s’arrête : ce qu’il ne peut pas faire, c’est de m’empêcher de dénoncer, c’est-à-dire de témoigner.
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La sortie du dernier film de Martin Scorsese, The Irishman, a fait couler beaucoup d’encre autour de la question du silence des femmes. Le personnage de Peggy, joué par Lucy Gallina et Anna Paquin, a retenu l’attention des critiques. Dans ce film d’une durée de trois heures et demie qui suit la vie de Frank Sheeran au sein de la mafia et auprès du leader syndical Jimmy Hoffa (qu’il a avoué avoir assassiné), la fille aînée du héros, Peggy, occupe l’écran moins de dix minutes et ne parle presque pas. Elle ne dit rien, ou presque, mais elle regarde. Elle regarde son père du haut des marches, depuis la fenêtre de sa chambre à l’étage de la maison, assise devant lui au restaurant et bien droite sur le bord d’un fauteuil dans le salon familial. Elle le regarde, enfin, depuis la fenêtre du guichet de la banque où elle travaille comme caissière, guichet qu’elle ferme au moment où il s’approche pour lui parler. Elle regarde pour lui dire qu’elle ne veut pas le voir. À plusieurs reprises, Joe Pesci, dans la peau de Russell Bufalino, celui qui invite Frank Sheeran à faire partie des mafiosos, demande pourquoi Peggy ne l’aime pas. Les cadeaux et l’argent qu’il lui offre ne le rachèteront jamais aux yeux de l’enfant qui, tout au long, préférera celui qui défend les travailleurs : Hoffa. Comme si Scorcese nous indiquait le chemin à suivre, le regard à épouser. Et ce regard, c’est celui de Peggy.
Si le film de Scorsese, à l’image de la majorité de ses films, est centré sur les personnages masculins, la figure de Peggy, silencieuse, en est le fil rouge. Peggy met en abîme, à l’écran, le public assis devant lui. Elle est la conscience du film, son juge ultime. Elle ne parle pas à son père, comme nous nous trouvons, en tant que public, dans l’impossibilité de parler aux personnages qu’on regarde agir. Elle existe par et dans son silence, sidérée par ce dont elle est témoin – la violence de son père. Les mots sont remplacés par des pupilles au fond desquelles ne brille aucune lumière et par l’entremise desquelles on suit la transformation de cet homme qui est son père. S’il est important de prendre en considération le nombre de répliques données à un personnage féminin dans un film afin de mesurer la place qu’elle occupe, le cas de Peggy, qui a le dernier mot en ne disant rien, nous parle du silence des femmes dans l’Histoire.
J’ai visionné The Irishman peu de temps avant la commémoration entourant l’attentat de Polytechnique. Le mutisme de Peggy m’a amené à réfléchir au silence dans lequel ont été plongées les féministes à la suite de ce féminicide antiféministe qui signait le début du backlash, une sidération dont sont nées les féministes de ma génération, les féministes de la génération X qui avaient vingt ans au moment des événements et qui, au lieu de plier bagage, ont mis l’épaule à la roue et entrepris de lutter contre la domination masculine et pour les droits des femmes malgré tout. Malgré tout ce qui nous incitait à nous taire, à ne pas exister.
Cette année, quand je me suis mise à sangloter le matin du 6 décembre, je me suis rendu compte que je n’avais, jusque-là, jamais pleuré. J’ai alors mesuré que les féministes de ma génération, celles qui comme moi ont étudié puis enseigné le féminisme, celle qui ont travaillé et milité en tant que féministes, avaient vécu dans un état prolongé de sidération. Nous avions vu la Gorgone et nous avions été pétrifiées. Car même si nous avions été absentes des lieux du crime, nous ne l’avions jamais quitté. Nous avons vécu comme des survivantes. Après la révolution sexuelle et la Révolution tranquille, après ce moment béni du changement de société, nous nous trouvions maintenant plongées dans la pandémie du VIH-sida, la montée du néolibéralisme et le backlash contre les féministes. L’assassinat des étudiantes le 6 décembre 1989 était notre assassinat symbolique. Nous étions des vivantes qui portaient la mort. Des vivantes qui vivaient en se disant qu’elles auraient pu mourir. Des féministes qui continuaient à travailler, en silence.
On aime penser que tout est gagné, que les luttes féministes n’ont plus raison d’être parce que ça y est, on y est arrivé. On préfère ne pas voir en images, dans nos pensées, les corps de tant de femmes violées, violentées, assassinées. Pourtant, c’est ça que nous rappelle le 6 décembre 1989. Et c’est cette mémoire-là que nos corps de féministes ont toujours portée. Avançant comme des guerrières non pas parce qu’on était en guerre, mais parce qu’on était consciente de notre vulnérabilité. La menace planait, il fallait surveiller, tapies derrière une meurtrière.
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Frank Sheeran place une date sur le mutisme de sa fille. Il dit qu’elle a cessé de lui parler le 3 août 1975. En août 1975, on est en pleine révolution féministe. C’est l’année internationale de la femme et des Mots pour le dire de Marie Cardinal. C’est l’année des grands gestes et des grands textes. Dans The Irishman, cette date est l’aveu, conscient ou non, du féminisme de Martin Scorsese.
Peggy n’incarne pas seulement le jugement moral du film, elle en est la conscience féministe : le regard d’un personnage sur le film dans lequel elle joue, le regard d’une femme sur le monde dans lequel elle vit. Et elle permet, ici, de penser l’engagement féministe en lien avec le regard : le fait d’avoir été et de ne jamais cesser d’agir en tant que témoin. Peggy me permet de me penser en tant que féministe sidérée.