Clair de lune, entre Arrival et Moonlight

No 068 - février / mars 2017

Regards féministes

Clair de lune, entre Arrival et Moonlight

Martine Delvaux

La vague se met à déferler, comme toujours, à cause de quelques phrases, 600 mots publiés dans les pages d’un quotidien, des mots écrits autour d’un film, pour amorcer une réflexion.

Elle s’improvise critique de cinéma, elle pervertit le sens du mot féministe, elle voit du racisme là où il n’y en a pas… Les commentaires fusent, des articles s’écrivent en réaction, comme si un événement majeur venait de se produire, qu’il fallait répondre, répliquer, attaquer, démolir, parce que, attention, grave danger : féminisme antiraciste à l’horizon ! À une proposition pour penser, on oppose les dispositifs de la haine et du bâillon, processus d’intimidation qui montre le Web pour ce qu’il est : une immense cour d’école où la victoire sera remportée par le ou la plus fort·e et sa gang, ses coups bas, ses gros sabots.

Complexifier le monde pour mieux le comprendre

Pourtant, il s’agissait de 600 mots qui se voulaient une proposition bien humble : essayer de lire Arrival, le dernier film de Denis Villeneuve, en liant le cinéma et la réalité, l’arrivée concomitante d’un film de science-fiction et d’un alien par trop humain à la tête des États-Unis. Essayer de voir ce que le film reconduit comme clichés de manière à mettre en lumière ce que dit l’élection d’un incompétent misogyne, sexiste, xénophobe et raciste. Essayer non pas de condamner le réalisateur ni d’ailleurs son film esthétiquement magnifique ; essayer non pas de présenter une lecture qui se voudrait la seule valable, mais plutôt tordre un peu ce que le film propose d’emblée comme lecture (un film en apparence féministe parce que centré sur une héroïne, intelligente et sensible, qui l’emporte contre une armée d’hommes froids, militaires et scientifiques) afin de le lire autrement. La pensée féministe, la lecture féministe et antiraciste du monde, cette lecture qui veut mettre en lumière les dominations et leurs intersections, s’oppose à l’aplanissement. Cette lecture-là, féministe et antiraciste, cherche à ouvrir le regard en changeant d’angle de vue, afin de faire apparaître l’objet autrement : le retourner sur lui-même pour le faire parler.

Il y a sans doute des choses qu’on ne peut pas se permettre de dire, au Québec comme ailleurs, et des icônes auxquelles on ne doit pas toucher sans être accusée d’hérésie. Il ne faut pas attaquer, de près ou de loin, le travail de ceux et celles qu’on est tenu, collectivement, d’admirer. Il ne faut pas proposer de lire une œuvre de façon à faire voir ses possibles angles morts. Il faut surtout ne rien dire ; la seule chose permise, c’est d’aimer. Mais je serai toujours de l’avis de Susan Sontag quand elle enjoint celles qui écrivent à aimer d’abord les mots, agoniser sur les phrases et observer le monde. Le rôle de l’auteur·e est d’observer le monde, écrit Sontag, être dans un rapport d’adversaire avec les faussetés de tout genre. Il devrait toujours y avoir des gens libres de trancher une ou deux têtes de plus, dit-elle, dans une tentative de destruction des hallucinations, des erreurs et de la démagogie, de façon à rendre les choses plus compliquées alors qu’on a tendance à simplifier à outrance.

Et rendre les choses un peu plus compliquées, ici, c’était de suggérer que l’héroïne du film Arrival, aussi courageuse soit-elle, s’inscrit dans une suite de lieux communs où on aime les femmes quand elles nous font la preuve qu’elles sont de grandes humanistes, expertes communicatrices, proches du monde animalier et mères perpétuellement endeuillées. Des lieux communs où on aime les femmes quand elles sont « la seule femme », celle qu’on peut haïr, admirer, désirer. Où les femmes n’ont pas d’amies femmes avec qui parler. Où elles sont prêtes à risquer leur vie sous le commandement des hommes qui ne vont certainement pas les en empêcher. Des femmes en l’occurrence blanches, belles parce que très blanches aux yeux très pâles, qui sont censées représenter toutes les femmes. Des femmes au service de la grandeur américaine. Des femmes auxquelles, moi, en tant que femme blanche membre du public, je suis censée m’identifier comme à une seule femme.

Détourner les clichés

Mais je refuse de m’identifier à cette femme-là seulement. Une femme à l’image de celles qui ont participé à mettre Donald Trump au pouvoir, ces femmes mises au service d’une droite mue par la haine. Ces femmes qui ne sont pas si loin des femmes blanches du sud des États-Unis sur le dos desquelles, pendant près de trois cents ans et encore aujourd’hui, a lieu l’emprisonnement et la mise à mort des hommes noirs et arabes et/ou musulmans (depuis la déportation des Subsahariens et l’esclavage, jusqu’à la lutte contre le terrorisme suivant septembre 2001) parce qu’il faut les protéger contre la violence sexuelle perpétrée par ces aliens domestiques que sont les hommes racisés. C’est pour cette raison qu’au lieu de plonger dans les yeux d’Amy Adams, si pareils aux miens et qui m’incitent à préserver toujours la même vision du monde, je préfère me tourner vers les personnages de Barry Jenkins, dans le clair de lune de Moonlight, une lumière bien différente jetée sur l’univers américain.

Moonlight, c’est l’histoire de Chiron, un garçon noir homosexuel qui grandit dans un quartier pauvre de Miami avec une mère toxicomane. Intimidé par des élèves de son école (qui le considèrent comme « féminisé » et possiblement gai) et négligé par sa mère, on suit son parcours de l’enfance à l’âge adulte, de « Little » à « Black », du petit garçon maigre à l’homme immense et musclé devenu revendeur de drogue après un séjour en prison. Rien, ici, n’a à voir avec ma vie de femme blanche privilégiée. Le personnage de Chiron est aussi éloigné de moi que celui de Louise Banks me semblait rapproché, en tant que Blanche, mère et professeure d’université. Et pourtant… Barry Jenkins lui aussi travaille à partir de lieux communs, ceux auxquels on tend à associer l’identité noire, masculine, américaine. Lui aussi, comme Denis Villeneuve, met en scène quelque chose qui ressemble à un boys’ club à l’intérieur duquel évoluent deux femmes qui sont essentiellement des figures maternelles. Mais Moonlight, contrairement à Arrival, ne se limite pas à reproduire les clichés. Moonlight a le courage de défaire les images, de les faire vaciller, de telle sorte qu’il n’y a pas que le jeune héros qui est queer ; tous les rôles sont détournés, « étrangéifiés » ; chaque image se met à trembler dans ce clair de lune qui efface les contours, qui brouille la vue comme le font les larmes.

Et la vue brouillée, c’est le male white gaze qui est décentré. Contrairement au regard blanc masculin qui sert de vecteur dans Arrival, lentille par l’entremise de laquelle on voit non seulement ces immenses bêtes que sont les tétrapodes-aliens mais l’héroïne elle-même, faite femme par son isolement au sein d’un groupe d’hommes, faite Blanche par le rôle qu’elle joue au sein d’une lutte internationale, Moonlight propose un autre regard. Jenkins renverse la vapeur, installe le public directement dans la vie de ses personnages noirs, rejouant certaines attentes, certains préjugés entourant la population masculine noire américaine, mais pour les détourner, les complexifier, épaissir le cliché, faire de ses personnages des êtres ronds plutôt que plats, et de leur monde non pas un monde, mais le monde en entier.

Si Jenkins s’adresse aux Blancs, c’est dans un geste qui a pour effet de les attirer pour ensuite les laisser tomber à l’intérieur de ce monde, les désorienter, brouiller leur regard, les forcer à voir les choses autrement. C’est ainsi que sa proposition fait le pari d’installer un véritable contact avec des individus qui, dans le pays de Trump, se trouvent relégués à une place d’aliens. Des aliens qu’on tue impunément, parce que leur seule apparition représente une menace. Des aliens avec qui on n’essaie pas vraiment de communiquer parce que le regard posé sur eux rejoue des siècles de domination. Des aliens dont il est honteusement nécessaire de rappeler, sans arrêt, que oui, eux aussi, leur vie compte.

Le risque du clair-obscur

Comme si Moonlight était une réponse à la fable d’Arrival : il vaut mieux s’occuper des humains avec qui on vit, qui sont déjà là, plutôt que de fantasmer la venue de bêtes intersidérales. Car ces humains-là, que d’aucuns continuent à aliéner, ne se trouvent pas derrière un mur, ils ne parlent pas une langue qu’on ne comprend pas, et pour arriver à les voir, vraiment, il faut non seulement accepter de voir le monde avec d’autres yeux, mais entreprendre de regarder en face, d’abord et avant tout, la couleur de notre propre peau. Cette peau du pouvoir qui prend toute la place.

S’il y a une chose qu’il ne faut pas dénoncer, au Québec, une chose encore pire que le sexisme ambiant, c’est le racisme. Et si la pensée et la parole féministes se trouvent sans cesse attaquées dans la haine décomplexée des réseaux sociaux (encore plus qu’à ciel ouvert dans la vie ordinaire), ce n’est rien à côté de ce que subissent celles et ceux qui dénoncent le racisme. L’arrivée de 2017 annonce le 375e anniversaire de la fondation de Montréal. J’ose espérer qu’un jour, on saura poser sur cette ville un regard aussi amoureux que celui que Barry Jenkins pose sur Miami, un regard qui court le risque du clair de lune. Quand tout n’est pas donné à voir, que les contours sont brouillés, et que de se pencher sur d’autres visages l’emporte sur le fait d’aimer qui je suis.

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