Légaliser le cannabis, à quelle fin ?
Il y a fort à parier que le Canada légalisera le cannabis très prochainement, le premier ministre Justin Trudeau ayant mandaté, au mois d’octobre 2016, un comité d’expert·e·s pour réfléchir à la rédaction d’un projet de loi. Future manne d’argent pour plusieurs, la légalisation du « pot » a pourtant beaucoup plus à voir avec la santé publique.
La comparaison avec les profits récoltés sur la vente de marijuana au Colorado – où sa production et sa consommation à des fins récréatives sont légales depuis janvier 2014 – a de quoi faire rêver celles et ceux qui verraient dans la légalisation un moyen de renflouer en partie les coffres du pays. Seulement pour la première année, cet État américain de 5,5 millions d’habitants a encaissé 76 millions $US en taxes et permis de vente. Néanmoins, la légalisation d’une substance ne peut se justifier par un froid calcul monétaire, car la démarche demande des investissements importants dans la prévention des dépendances et dans l’intervention selon l’approche de réduction des méfaits si l’on souhaite un effet positif sur la santé publique.
Diminuer la prévalence des dépendances
Il peut être contre-intuitif de discuter de la légalisation d’une drogue dans une optique d’amélioration de la santé générale d’une population. Pourtant, en ce moment, c’est le crime organisé qui distribue un stupéfiant dont la consommation présente des risques, ce qui ne permet pas à la société de réguler ses usages, comme l’âge légal de consommation. Jessica Meeson et Julie-Soleil Turmel (voir encadré) le remarquent fréquemment dans leur travail de terrain : les jeunes de moins de 18 ans trouvent plus facile d’acheter de la marijuana que de la bière, les revendeurs de drogues étant peu portés à « carter » leur clientèle… Or, plus une drogue est consommée jeune, plus le risque de dépendance augmente. Limiter l’âge légal de l’achat diminue donc la prévalence des dépendances dans la population.
Légaliser le cannabis facilite aussi le contrôle de la qualité de la plante. Par exemple, lorsqu’une personne achète une bouteille de vodka, elle sait que celle-ci contient 40٪ d’alcool et qu’il vaut mieux la consommer différemment d’une bière. À l’heure actuelle, il est impossible de connaître la concentration de THC – l’agent psychoactif du cannabis – des produits qui circulent sur le marché noir. L’étiquetage du taux de THC permettrait ainsi à la population d’ajuster ses doses selon la composition de la plante.
Toutefois, pour savoir comment consommer de façon responsable, il faut des programmes de prévention efficaces sur les utilisations néfastes de la marijuana. Aujourd’hui, la plupart des intervenant·e·s, surtout en milieu scolaire, se trouvent coincés dans une approche prohibitive où l’illégalité de la substance est supposée suffire à décourager sa consommation. Les personnes consommatrices de marijuana sont donc peu renseignées sur ses méfaits. Ce changement de statut ouvrirait la porte à des pratiques transparentes d’éducation à un usage responsable de cette substance.
Les dérives marchandes : le cas de la SAQ
Pour autant, il ne suffit pas de légaliser le cannabis pour s’assurer d’une influence positive sur la santé publique : il faut aussi réfléchir à la réglementation qui entourera sa distribution. Rappelons que la légalité des substances psychoactives est de compétence fédérale, mais que les modalités de leur distribution sont déterminées au palier provincial. Il reviendrait donc au gouvernement du Québec d’encadrer cette distribution et des impacts différents sont à prévoir selon les règlements adoptés.
Par exemple, si la vente de marijuana est surtaxée, cela ne diminuera pas le marché noir et ne pourra donc répondre à l’objectif du contrôle de l’âge des consommateurs·trices et de la qualité des produits. D’ailleurs, promouvoir la légalité d’une drogue sur la base des profits pouvant être tirés de sa vente conduit à plus de risques pour la santé publique, l’offre de la substance étant intégrée à un système axé sur le marketing plutôt que sur la prévention. Il s’agit d’ailleurs d’une crainte des deux professionnelles du GRIP interrogées : que le commerce du cannabis soit orienté vers le profit, puisque c’est ce modèle qui encadre le marché de l’alcool au Québec.
De fait, l’approche promotionnelle qui a été adoptée en 2004 par la Société des alcools du Québec (SAQ) est problématique, car elle encourage la consommation d’alcool sans considération pour les méfaits associés à ses usages. Cette société d’État, bien qu’elle cherche à équilibrer son message avec des publicités sur la modération, utilise les rabais épisodiques et les cartes de fidélité pour encourager l’achat de ses produits. Le PDG ayant orchestré ce changement des stratégies de vente de la société d’État, Sylvain Toutant, avait bien spécifié en conférence de presse que l’objectif de ce repositionnement commercial était d’augmenter la consommation moyenne d’alcool de la population québécoise. Comme exemple, le service-conseil en succursale a été introduit à cette époque, car il a été démontré que cela augmentait les ventes de 30%.
En ce sens, la vente de cannabis doit différer de ce qui se fait à la SAQ si l’objectif de sa légalisation est d’avoir un impact positif sur la santé publique. Il serait souhaitable que les personnes qui travailleront dans les espaces de vente de marijuana soient formées à détecter les individus pouvant avoir un problème de dépendance pour les référer aux organismes spécialisés. Il serait essentiel que ces travailleurs·euses puissent conseiller leur clientèle sur les façons les plus sécuritaires de consommer, et qu’ils et elles soient capables de discuter des risques des différents modes d’utilisation. Ainsi, laisser au secteur privé le soin de la distribution du cannabis, comme c’est le cas de la bière aujourd’hui, représenterait une avenue à proscrire si l’on souhaite s’inscrire dans une approche de réduction des méfaits.
Enfin, puisque légaliser une drogue demande des investissements massifs dans la prévention et l’éducation, Mme Turmel y voit l’occasion pour la société québécoise de repenser globalement son rapport aux autres stupéfiants légaux (alcool, médicaments, boissons énergisantes, tabac) et de transformer la façon dont leur distribution est organisée sur la base de ces principes.
Vers la décriminalisation de toutes les drogues ?
Finalement, il est important, dans une optique de réduction des méfaits, de comprendre que la dangerosité d’une substance réside dans ses modes de consommation, et non dans la drogue elle-même. Lorsqu’on arrive à cette compréhension, on investit davantage dans la prévention des usages problématiques plutôt que dans des efforts de répression de la présence des stupéfiants dans nos collectivités.
En ce sens, pourquoi ne pas pousser la logique plus loin et penser à une décriminalisation de tous les stupéfiants, comme cela s’est fait au Portugal il y a 15 ans ? Dans ce pays, lorsqu’un individu est arrêté en possession d’une drogue (quelle qu’elle soit), cela ne mène ni à une arrestation ni à une amende. Par contre, la personne reçoit un avis de convocation à une rencontre avec plusieurs professionnel·le·s de la santé et des services sociaux. Ce type de comité a pour mandat d’évaluer la situation de la personne et de lui offrir des services adaptés à ses besoins, si nécessaire. Cette façon d’opérer a réduit la prévalence de consommation de la population de plus de moitié selon les chiffres officiels du gouvernement portugais, une baisse particulièrement marquée chez les 16-25 ans. De plus, plusieurs études réalisées au Portugal font état d’une diminution drastique des décès par surdose et d’une plus grande fréquentation des centres de traitement des dépendances.
La légalisation du cannabis pourrait donc servir de prétexte pour abandonner cette stratégie totalement inefficace qu’est la répression, une méthode aux impacts extrêmement néfastes pour la santé de plusieurs populations. Il serait temps de miser sur des politiques de prévention et d’éducation à une consommation responsable pour l’ensemble des stupéfiants à travers leur décriminalisation. Or, la légalisation ou la décriminalisation des substances psychoactives ne sont pas la panacée si elles ne sont pas pensées de façon globale, avec une réglementation stricte des ventes des stupéfiants ainsi que des programmes de prévention et de traitement largement subventionnés. En cette période austéritaire, un grand doute plane sur la volonté de l’État à renflouer les budgets des programmes en prévention. En ce moment, il n’y a plus d’intervenant·e·s spécialisé·e·s en toxicomanie dans les écoles secondaires et des organismes comme le GRIP peinent à fonctionner par manque de financement.
Quelle approche, commerciale ou de santé publique, sera adoptée par le gouvernement Trudeau lorsque le cannabis sera légalisé ? Il y a de fortes chances que la réponse à cette question nous soit donnée dès ce printemps.