Qui donc outrage la justice ?

No 068 - février / mars 2017

Politique

Qui donc outrage la justice ?

Anne-Marie Voisard

L’automne dernier, Gabriel Nadeau-Dubois obtenait enfin gain de cause en Cour suprême contre le « carré vert » Jean-François Morasse [1]. Le plus haut tribunal du pays venait ainsi clore quatre années de procédures judiciaires ayant débuté au plus fort de la grève étudiante de 2012.

« Tout ce que nous avons aujourd’hui et que nous chérissons dans ce pays libre et démocratique, nous l’avons grâce à la primauté du droit. C’est aussi grâce à elle que nous jouissons aujourd’hui de la liberté de religion et de la liberté d’expression. »

 Le juge Wood, cité dans Morasse c. Nadeau-Dubois

La Cour supérieure du Québec avait d’abord reconnu Nadeau-Dubois coupable d’outrage au tribunal pour avoir déclaré, relativement aux injonctions interlocutoires, qu’il était « tout à fait légitime » que les étudiant·e·s « prennent les moyens nécessaires pour faire respecter le vote de grève », parmi lesquels les piquets de grève. Selon le porte-parole de la Coalition large de l’Association pour une solidarité étudiante d’alors, le jugement de la Cour suprême constituerait une « grande victoire pour la liberté d’expression ». C’est précisément contre cette idée qu’il convient de s’inscrire en faux.

Arguties juridiques

Nous ne pouvons que nous réjouir que Gabriel Nadeau-Dubois ait été acquitté des accusations qui pesaient contre lui. Si l’on peut souligner la vigueur et la probité avec laquelle ses défenseurs ont fait valoir son droit à la liberté d’expression, une analyse critique du jugement impose toutefois de tempérer sérieusement notre enthousiasme quant à la portée de celui-ci en la matière.

Pour l’essentiel, deux questions de droit ont été débattues par la Cour. D’abord, la connaissance de l’ordonnance spécifique par l’accusé au moment de sa déclaration était-elle nécessaire pour conclure à l’outrage ? Une majorité des juges de la Cour suprême ont répondu à cette question par l’affirmative. Or Morasse, qui avait basé sa requête sur une injonction particulière– celle qu’il avait lui-même obtenue pour assister à ses cours à l’Université Laval – n’a pas pu prouver hors de tout doute que Nadeau-Dubois avait pris connaissance de cette ordonnance précise au moment de faire sa déclaration. L’un des juges majoritaires ayant rejeté le renvoi regrettait même que Morasse n’ait pas plutôt présenté son affaire sur la base d’un « appel généralisé à désobéir aux ordonnances judiciaires », quelles qu’elles soient. Alors, écrit-il, il se serait agi « d’un cas manifeste d’outrage au tribunal ».

La seconde question débattue par la cour fut la suivante : pouvait-on inférer que le piquetage évoqué par Nadeau-Dubois, au titre des moyens légitimes pour faire respecter les votes de grève, référait à un piquetage ferme empêchant la tenue des cours ? Une majorité de juges ont répondu par la négative, se retranchant derrière l’ambiguïté de ladite déclaration, au grand dam des trois juges dissident·e·s qui y ont vu « un formalisme artificiel et excessif ». Il ne fait aucun doute, à la lecture du jugement, que Gabriel Nadeau-Dubois aurait été condamné s’il avait suggéré que d’empêcher la tenue des cours était un moyen légitime de faire respecter les votes démocratiques d’assemblée. Si, en définitive, les juges Wagner, Côté et Brown [2]. font bel et bien état explicitement de la question de la liberté d’expression, c’est pour mieux dire que son importance « ne saurait jamais être exagérée dans une société démocratique ».

Les partis pris des gens de justice

Si le jugement ne permet pas de conclure à un attachement particulier de nos tribunaux pour la liberté d’expression, il révèle en revanche – ainsi que la litanie d’injonctions l’ayant précédé – le malaise manifeste de la magistrature avec la contestation sociale. On se rappellera que l’honorable Denis Jacques, juge en première instance, avait conclu que Nadeau-Dubois « prôn[ait] l’anarchie et encourage[ait] la désobéissance civile », laquelle appréciation est aujourd’hui entérinée par les juges Wagner, Côté et Brown. En 2012, l’honorable Robert Mongeon avait cru bon de qualifier les moyens de pression des étudiant·e·s de « grève sauvage », tandis que l’honorable Claude Larouche les avait carrément et indistinctement décrétés « illégaux », sans plus de justification légale. De manière générale, le printemps érable aura été l’occasion pour la magistrature de reprendre à son compte tout le champ lexical et conceptuel qui relevait au départ d’une campagne de propagande libérale : la grève étant pour la première fois au Québec assimilée à un boycottage et la « violence et l’intimidation » étant considérées comme l’apanage des étudiant·e·s. Quant au jugement qui nous occupe ici, il est truffé de partis pris sémantiques : une « période d’agitation sociale sans précédent », la défense de « toutes sortes de causes ayant peu à voir avec les revendications initiales », des « établissements paralysés », un climat social « empoisonné », une situation qui « dégénère ».

En dépit de ses prétentions à la neutralité, le droit participe de la formation discursive et idéologique dominantes ; il légitime, naturalise, normalise l’ordre social et entérine un ensemble complexe d’attitudes et de représentations qui se rapportent plus ou moins directement à des positions de classe. La pluie d’injonctions ayant déferlé sur le Québec en 2012 nous en a offert une bien pitoyable illustration. Pris à partie, les tribunaux ont largement œuvré à dépolitiser et privatiser le conflit, à délégitimer et affaiblir un mouvement de grève, à consacrer une vision marchande de l’université en réduisant l’éducation à un droit individuel qui se monnaie, en plus de livrer étudiant·e·s et professeur·e·s en pâture aux flics jusque dans les salles de classe [3].

L’insoumission outrageante

En porte-à-faux avec le juge Wood, cité en épigraphe de ce texte, le moins que l’on puisse dire est que l’institution judiciaire entretient un rapport trouble avec l’exigence démocratique. Alors que les injonctions interlocutoires ont largement été défiées, les colonnes du temple juridique semblent avoir été ébranlées. On a pu voir la magistrature monter au créneau et s’empresser d’élever au plus haut rang des préoccupations démocratiques le « respect de l’autorité des tribunaux », la « crédibilité du système de justice » et l’assurance de « garantir que l’ordre social prime sur le chaos ».

Pris à partie, les tribunaux ont largement œuvré à dépolitiser et privatiser le conflit, à délégitimer et affaiblir un mouvement de grève.

La catégorie de l’outrage révèle un conflit irréductible, un paradoxe indépassable de l’État de droit : les tribunaux ne peuvent admettre quelque insoumission réfléchie à la loi, dont nous savons pourtant qu’elle fut consubstantielle de l’avancement des libertés civiles et politiques, et donc du droit. « La fragilité de la primauté du droit, écrit toujours ce cher juge Wood, est telle qu’aucune personne désireuse de jouir des avantages de ce principe ne saurait être autorisée à déroger à ses préceptes pour quelque moment d’anarchie occasionnelle, et ce, aussi impérieuse ou par ailleurs convaincante que puisse être la cause que ces moments d’anarchie visent à soutenir. » C’est feindre d’ignorer que la désobéissance, loin d’être synonyme de rupture avec le pacte démocratique, vise parfois à en radicaliser les exigences. Et que nous devons l’extension du champ des droits aux luttes de ceux et celles qui, ayant pris au sérieux les promesses de la démocratie, refusèrent de se soumettre à des lois tenues pour intolérables ou contraires à l’intérêt collectif.

L’accusé eut pu, en guise de défense de rupture, suggérer lui aussi que les tribunaux avaient « outrepassé » plusieurs « règles fondamentales de notre société », à commencer par l’inviolabilité des campus par les forces répressives de l’ordre, par exemple. C’eut été par le fait même rappeler à la Cour qu’elle n’a pas le monopole de dire l’outrage.


[1Rappelons que Jean-François Morasse avait initialement requis la prison contre son adversaire.

[2À noter que deux des trois juges québécois siégeant à la Cour suprême du Canada, les juges Wagner et Côté, sont dissident·e·s dans cette affaire, et penchaient donc en faveur de la condamnation de Nadeau-Dubois

[3J’ai proposé une analyse plus approfondie de la judiciarisation du conflit étudiant dans « Le droit du plus fort », paru dans l’ouvrage collectif Les femmes changent la lutte paru aux Éditions du remue-ménage en 2013.

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