L’urgence d’un débat
Les drones, le droit et l’éthique
Il existe désormais des avions sans pilote (UAV, pour
unmanned aerial vehicle) contrôlés à distance et très perfectionnés. Ces appareils sont couramment appelés des drones. Grâce à eux, on peut contrôler, disons depuis le désert du Nevada, un appareil volant au-dessus de la ville de Saint-Louis, au Sénégal. Les drones sont de plus en plus nombreux et de plus en plus utilisés par de nombreux pays. Leur nombre est certainement appelé à grandir encore.
Ces appareils, qui peuvent être et qui sont en effet utilisés pour des fins civiles ou scientifiques, sont aussi utilisés pour des missions militaires, des missions de surveillance et de reconnaissance, mais aussi des missions de combat.
Les données à ce sujet restent fragmentaires et difficiles à obtenir. En mars 2013, un rapport de l’IPRIS [http://goo.gl/0PqtD] estimait cependant que la US Air Force utilise quelque 7 500 drones (au coût moyen de 28 millions $ chacun), ce qui représenterait le tiers de sa flotte. Le même rapport avance qu’entre 2004 et 2012, il y aurait eu, rien que dans trois pays qui ne sont pas officiellement en guerre avec les États-Unis – soit le Yémen, le Pakistan et la Somalie –, 411 attaques de la US Air Force utilisant des drones. Ces attaques, ciblant typiquement des terroristes ou présumés tels, auraient fait 3 430 victimes, dont 401 civils. Le recours aux drones, il faut le souligner, s’est considérablement accru sous le règne d’Obama.
Pourtant, leur utilisation, à des fins civiles mais surtout militaires, soulève d’immenses enjeux, légaux et moraux, qui sont jusqu’ici restés largement hors du débat public. Il y a urgence à rompre ce relatif silence, y compris chez nous, au moment où l’armée canadienne demande qu’on débloque un milliard de dollars pour l’achat de drones, militaires et civils, un achat dont elle fait une priorité.
Une obligation morale ?
Dans le monde académique, cependant, les enjeux éthiques et légaux de l’utilisation des drones sont depuis quelques années chaudement débattus. Une contribution importante à ce débat est venue avec la publication d’un article du philosophe Bradley Strawser, qui soutient essentiellement que le recours aux drones n’est pas seulement moralement justifié, mais qu’il constitue une véritable obligation morale. On doit en effet, dit-il, assurer à un agent qui accomplit une action juste et moralement justifiée la protection maximale qui n’entrave pas sa capacité à accomplir cet acte. Les drones satisfont ce critère et recourir à eux est donc un devoir. Strawser insiste pour dire que son raisonnement est conditionnel : c’est si et seulement si le geste posé est juste et moral que le recours aux drones est un devoir.
Cette position est vivement contestée.
Pour commencer, s’il faut que le geste posé soit juste, il est remarquable que l’on fasse tout pour qu’on ne puisse en juger en pleine lumière et pour échapper aux contrôles et examens des instances qui permettraient d’en décider.
C’est ainsi que sur le plan légal, ces opérations, menées aux États-Unis par la CIA et le département de la Défense, sont largement secrètes et échappent au cadre juridique international qui régit les guerres et les conflits armés. En outre, elles ont pour résultat que l’on assassine, outre des civils, des cibles, mais sans leur accorder de procès et avant toute condamnation qui pourrait en résulter : en ce sens, les drones violent le droit national – en plus du droit international.
Sur un plan éthique, cette fois, plusieurs émettent des réserves qui invitent à penser que quand bien même la cause serait juste, quand bien même les drones seraient des armes relativement peu coûteuses, très fiables et très efficaces, leur utilisation resterait moralement douteuse, voire indéfendable.
Voici quelques-uns de leurs arguments : les drones créeraient par exemple la dangereuse illusion de l’absence de guerre ; leur facilité d’utilisation inciterait à y avoir de plus en plus recours ; ils soustrairaient l’État de l’équation par laquelle se déclarent, se mènent et se concluent les guerres ; en accroissant à ce point la distance entre la cible, l’arme et celui ou celle qui l’utilise, ils élimineraient tant le risque pour ce dernier qu’ils forceraient à abandonner jusqu’aux habituelles notions de combats et de combattants. Sans rien dire du fait que seuls les pays les plus riches peuvent avoir recours à eux, typiquement contre les pays les plus pauvres.
On le devine sans doute, les enjeux soulevés par les drones sont immenses, au point où ils mettent peut-être même au défi nos repères éthiques et juridiques traditionnels. Il n’en est donc que plus urgent que les questions qu’ils nous posent soient débattues dans l’espace public, tant national qu’international.