Minorités visibles
À qui s’adressent les médias québécois ?
1 032 365 Québécois·es sont issu·e·s des minorités visibles et 182 885 Québécois·es sont autochtones selon le dernier recensement de 2016. Cela représente près de 13 % de la population québécoise pour les minorités visibles et 2,3 % pour les Autochtones.
Les personnes racisées et autochtones sont pourtant très peu présentes dans les médias québécois et leurs enjeux sont très peu abordés. Selon l’experte en racisme et représentations médiatiques de l’UQAM, Maryse Potvin, les personnes racisées sont souvent présentées dans les médias comme des victimes ou des problèmes. Mais comment cette représentation affecte-t-elle ces 1 215 250 Québécois ? Rencontre avec quelques Québécois de couleur.
« Nous sommes invisibles »
Lorsqu’elle regarde les téléjournaux, Marion Konwanénhon Delaronde est très déçue de ce qu’elle voit. « C’est ridicule ce que je vois dans les nouvelles au Québec », martèle-t-elle. Ce qui l’exaspère, c’est l’invisibilité des peuples autochtones dans les débats publics. Directrice du centre culturel de Kahnawà:ke, Marion remarque que les peuples autochtones sont souvent invités à se prononcer dans les médias s’ils protestent d’avoir été mal représentés par des personnes non autochtones, des Blancs en général. « Lorsqu’on est dans les nouvelles, c’est souvent parce qu’une personne blanche nous a mal représentés ».
Ces fausses représentations, illégitimes et inexactes, poussent le public blanc dominant à croire que les Autochtones ne méritent pas d’attention et de temps en ondes, dit-elle. « Dans l’opinion publique, nous n’existons pas, nous ne comptons pour rien dans la société, nous n’avons aucune importance, et il n’y a pas de bonnes nouvelles à notre sujet. Nous ne sommes plus des gens animés de pensées et d’idées valables. Pourtant, la réalité est tout à fait le contraire. » Cette ignorance entretenue par les médias face aux réalités que vivent les Autochtones prive la population de données utiles et éclairantes, la laissant sans le savoir dans un état de vulnérabilité, affirme Marion.
Mahdi Benmoussa est né en Algérie, il a grandi dans la ville de Québec très proche de sa communauté. En tant qu’homme arabe et musulman, il avoue se sentir exclu des débats publics. Il est d’avis que les femmes portant le voile et les hommes musulmans ne sont pas inclus dans les débats publics les concernant directement. « Les hommes arabes sont probablement ceux qui ont le moins accès à la parole publique, parce qu’il n’y a personne qui va vouloir me sauver, me libérer de quoi que ce soit. » Selon lui, les médias ont tendance à donner la parole aux personnes qui sont le plus malléables et d’accord avec le discours dominant.
« Je rêve d’être une femme arabe qui n’a pas de voile, ma vie serait beaucoup plus facile. Si tu t’énerves et que t’es une femme arabe qui n’a pas de voile, on ne va pas appeler la police. On va peut-être te traiter d’hystérique. Moi, quand je m’énerve, on appelle la sécurité, la police, la GRC et je suis traité comme un risque pour la sécurité nationale. Ce n’est pas juste qu’on n’a pas accès ou qu’on n’est pas représenté, c’est qu’on est activement exclus. » Il souligne que les jeunes hommes musulmans et arabes qu’il côtoie partagent aussi cette impression de ne pas pouvoir s’exprimer par rapport aux questions qui les touchent. « On nous attribue des intentions d’extrémistes, mais on exclut les gens qui seraient susceptibles de donner des réponses à cette posture. »
Mahdi aimerait que les tensions raciales entourant les personnes racisées soient abordées dans les médias et la société québécoise. « Pourquoi Fahad, il n’a pas de stage ? Pourquoi Mohamed, il manque toujours de stage, mais pour les Sophie, il n’y a pas de problème ? C’est ça les questions qu’il faut poser. »
Mais comment les aborder ? Pour certaines personnes racisées travaillant dans les médias, discuter des questions les concernant est un enjeu de taille.
Milieu homogène
D’origine haïtienne, Frédéric Toussaint anime l’émission Le Lounge à Troc Radio, une radio de la diaspora panafricaine basée à Montréal. Il aimerait travailler pour un média traditionnel, mais il croit que cela lui demanderait de taire sa couleur, son identité, et changer. « Je sais que ça va mal finir parce que je ne peux pas garder ma langue dans ma bouche et ne rien dire [...] je ne peux pas me forcer à être un petit nègre », dit-il.
Dernièrement, le journaliste Sunny Dhillon, du Globe and Mail à Vancouver, a décidé de quitter son emploi, car il n’arrivait pas à couvrir des enjeux raciaux dans sa salle de presse. Maria (son prénom a été changé), une femme racisée qui travaille dans un média traditionnel de Montréal, nous avoue avoir une grande peur de rentrer dans le vif du sujet avec ses collègues : « J’ai l’impression que je ne peux pas avoir ces conversations avec mes collègues. J’ai vraiment peur d’exprimer ma pensée, j’ai peur de perdre mon emploi. » Sur son bureau, on lui laisse souvent des articles concernant son groupe racial avec des arguments encerclés en rouge. Maria fait son possible pour éviter les discussions, car elle sait qu’elle ne sera pas d’accord avec ses collègues et que cela pourrait créer un malaise. « Je sais qu’il y a des gens dans mon équipe qui ont une façon de penser qui est problématique [...] On dirait qu’ils attendent que je les rassure pour leur dire que les autres personnes racisées exagèrent lorsqu’ils prennent la parole. »
Pour Pierre Curzi, coprésident de la Coalition pour la diversité culturelle, chroniqueur politique et ancien député du Parti québécois, le malaise que vivent les Québécois « de souche » part d’une insécurité par rapport à leur identité. « Il y a une sorte d’autodéfense qui frise des fois l’intolérance. Il y a une peur, une peur atavique qui date de loin », croit-il. Mais le chroniqueur du 98,5 FM reste optimiste quant aux chocs de valeurs qui peuvent prendre place lorsque des personnes racisées intègrent les médias traditionnels majoritairement blancs. « Il y a une meilleure compréhension qui se passe, mais pas facilement. Elle va passer par des chocs, des exagérations, des engueulades, un questionnement et moi ça ne m’effraie pas. Je trouve que si on commence ça, on commence à tirer le fil de la solution. » Mais avec la précarité des personnes racisées et autochtones dans les médias, ces discussions ont-elles réellement lieu ? Les personnes que nous avons interrogées ne semblent pas en avoir la conviction.
S’ils écoutent les médias québécois pour être à l’affût des actualités politiques, plusieurs personnes issues de la diversité québécoise ne s’y retrouvent pas. Ce manque de représentation pousse même de jeunes diplômés en journalisme à quitter la profession. Imène Lajmi est d’origine tunisienne, elle est arrivée au Québec à l’âge de 3 ans. Diplômée en journalisme de l’Université de Montréal, elle a abandonné l’idée d’être journaliste au Québec, car elle n’y trouve pas son compte : « Je n’ai aucun intérêt, on ne me parle pas », admet-elle.
Frustrations
Aujourd’hui, Frédéric Toussaint ne cherche plus la reconnaissance de son identité dans les médias. « Ça ne nous ressemble pas, on ne s’adresse pas à nous. Je n’y crois plus, j’ai trop lu, j’ai trop entendu », martèle-t-il. Selon lui, les médias traditionnels au Québec ne parlent qu’aux Blancs. « Lorsque je regarde la télévision, quand ça ne me ressemble pas, je change de chaîne, je zappe et je vais sur Internet, sur les réseaux sociaux. Je ne cherche pas le pouls de la société dans les médias. »
C’est un sentiment que partage aussi Diane Gistal. Lorsqu’elle est arrivée au Québec de France, la jeune femme noire admet avoir été blessée par la télévision québécoise. « Je ne sais pas comment ces gens ne réfléchissent pas à remettre en question un panel de cinq hommes blancs sur un sujet qui ne les concerne pas. C’est concrètement une forme de violence et il y a une partie de la population qui est laissée pour compte, qu’on blesse, qu’on frustre, qu’on dénigre, et finalement, moi ça me blesse. » Diane Gistal se dit frustrée de ces représentations : « Je suis frustrée, je suis insatisfaite, et je ne veux pas vivre ces insatisfactions et colères. » Elle dit avoir perdu intérêt en nos médias. Pour elle, le peu de personnes racisées présentes dans les médias traditionnels ne sont que des pions. Elle est d’avis que les femmes racisées dans les médias ne prennent pas position sur les enjeux qui les touchent. Intransigeante, elle croit que ce n’est qu’en se désolidarisant de leur communauté et identité que les personnes racisées arrivent à se faire une place dans les médias traditionnels.
Médias dinosaures
La frustration de ne pas être adéquatement incluses dans les médias pousse plusieurs minorités visibles et autochtones à prendre la place qui leur est due en créant leurs propres médias sur Internet. Frédéric Toussaint croit que les minorités culturelles ne se font pas assez confiance et il est convaincu que cela doit changer. « Les minorités se mettront ensemble et affirmeront leur place sur les médias sociaux, non pas en demandant au propriétaire, mais vraiment en forme de ground up avec la qualité, le contenu et de façon organique. » Dernièrement, Diane Gistal a décidé de se faire confiance. Cet automne, elle a lancé la plateforme web Nigra Iuventa pour mettre en lumière les réalités des personnes afrodescendantes au Québec et en France. « Il faut apporter des solutions pour taire nos frustrations. La solution ne viendra pas de l’autre, parfois elle doit venir de nous-mêmes », dit-elle.
Ne cherchant pas à être représenté dans les médias québécois, Frédéric Toussaint préfère prendre sa place en défonçant la porte. C’est ce qu’il espère faire avec son émission. « Les minorités ne devraient plus essayer d’être représentées dans les médias dinosaures. Les médias dinosaures parleront aux dinosaures et les médias nouveaux parlent aux nouvelles personnes. Les médias dinosaures représenteront ceux qu’ils veulent représenter. »