Bières et mondialisation. Lorsque la micro devient macro

No 077 - déc. 2018 / janv. 2019

Actualité

Bières et mondialisation. Lorsque la micro devient macro

Myriam Boivin-Comtois

Aux yeux de plusieurs, les saveurs de la bière peuvent sembler un objet d’étude futile. Pourtant, leur examen attentif nous révèle des éléments sur les forces historiques et sociales qui les dirigent. Loin d’être aléatoire, le goût de la bière est structuré, voire traversé, par des dynamiques sociales complexes, tel le processus de mondialisation.

Depuis les derniers siècles, les interrelations entre les économies régionales et nationales s’accroissent, notamment en raison des progrès des communications, des transports, de l’information et d’une libération des échanges. Les multiples dynamiques à l’œuvre au sein de ce processus d’unification économique sont marquées par de fortes tensions. Alors que des vecteurs concourent à une différenciation sociale, d’autres tendent à accroître l’uniformisation culturelle. Sur ce dernier point, la crainte d’un laminage de la diversité est bien réelle, comme en témoigne l’homogénéisation des saveurs de la bière au sein de plusieurs pays.

Martin Thibault, biérologue et auteur québécois, explique que l’unification des saveurs s’observe, déjà depuis plusieurs années, dans la production à grande échelle de produits standardisés : « La bière industrielle sur la planète s’est beaucoup homogénéisée. Que tu sois au Vietnam, aux États-Unis, en Afrique ou en Italie, ça goûte la lager blonde insipide brassée avec des concentrés. Ce sont des bières sans personnalité.  »

Alors que les bières de microbrasseries étaient vues comme un rempart face à cette standardisation tous azimuts, Martin Thibaut constate que ce nivellement gustatif tend également à infecter le champ brassicole artisanal. Pour l’instant, ce phénomène se serait concentré à l’intérieur des frontières européennes, surtout dans des pays où les identités brassicoles sont plus fragiles. En effet, une multitude de bars spécialisés dans la vente de bières artisanales retirent de leur menu leurs spécialités locales. De plus en plus, ils choisissent d’offrir à leurs clients des déclinaisons d’India pale ale (IPA) brassée à l’américaine (Double IPA, New Zealand IPA, New England IPA, etc.) et de bières de type sûr aux fruits. Ce sont des styles de bières qui sont à l’origine européens et qui ont été appropriés et réinterprétés par les États-Unis [1]. Martin Thibault déplore la multiplication des recettes du « Nouveau Monde » dans les salles de brasses européennes.

« On dirait qu’à l’extérieur de l’Amérique, les établissements craft qui veulent tous juste vendre de l’IPA [avec des houblons américains, une facture américaine] et de la Sour aux fruits sont en train de devenir comme des restaurants à burgers au lieu de devenir des bistrots gastronomiques, comme on souhaiterait voir partout. Que tu sois à Helsinki, San Sebastian ou à Porto, et même ailleurs, c’est la même affaire partout. » La mondialisation intensifie le rapport de pouvoir qui existe déjà entre les cultures brassicoles sur la scène planétaire. En effet, le processus historique d’unification du monde favorise la circulation massive des traditions dominantes et, par ricochet, concourt à augmenter les inégalités. Plusieurs croient qu’il serait possible que l’hégémonie américaine fragilise l’expression de saveurs régionales minoritaires et les condamne même à l’extinction.

Cela dit, il est important de souligner que différents brasseurs européens ne se contentent pas d’accepter passivement un échange culturel asymétrique. Certains cherchent à conserver les recettes authentiques. De plus, les attentes des consommateurs·trices ne sont pas complètement homogènes ; certains individus, dont des touristes, recherchent le goût du terroir. Par ailleurs, l’acculturation peut parfois être créatrice de saveurs revitalisées. Ainsi, d’autres fabricants font preuve de « glocalisation [2] » des goûts en réalisant un syncrétisme de styles américains et régionaux. N’oublions pas que la culture, dont font partie les styles brassicoles, est en perpétuelle transformation.

Le processus de mondialisation favorise une diversification et un renouvellement galopants des produits de consommation, dont celui des « biens culturels » (pour reprendre le langage de l’économie). Ainsi, ne pourrait-il pas aussi servir à protéger les particularismes nationaux quant aux saveurs de la bière ?


[1L’IPA provient originellement de l’Angleterre et la Sour est un type de bière américaine inspiré des traditions brassicoles belges.

[2La glocalisation correspond à une hybridation du standard occidental et des diversités locales. Par exemple, au Vietnam, il est possible de consommer une bière sure de type Gose, bière typiquement allemande, aromatisée aux fruits du dragon, fruit typiquement vietnamien.

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