Entrevue avec Thomas Collombat
Luttes communes avec les syndicats du Mexique
Observatoire des luttes
En octobre dernier, le mouvement parasyndical québécois Lutte commune et le Centre international de solidarité ouvrière (CISO) ont organisé une conférence et un atelier avec des militant·e·s œuvrant dans des syndicats mexicains. Quel portrait tracer des luttes syndicales au Mexique ? Comment se vivent au quotidien ces combats ? Que retenir de ces solidarités nouvelles ? Propos recueillis par Isabelle Bouchard.
Lutte commune réunit des forces syndicales de toutes allégeances et propose des pistes pour un renouveau syndical. Cette fois-ci, le mouvement a traité de solidarité internationale en insistant sur la proximité entre les militant·e·s d’ailleurs et d’ici ainsi que sur le partage des idées, des outils et des solidarités. Pour l’occasion, Thomas Collombat, spécialiste de la syndicalisation à l’Université du Québec en Outaouais, a prononcé une conférence sur l’état du syndicalisme au Mexique. À bâbord ! l’a interrogé.
À bâbord ! : Vous vous dites plutôt pessimiste quant à la situation syndicale au Mexique. Qu’est-ce qui motive ce pessimisme ?
Thomas Collombat : Essentiellement, jusqu’à très récemment, la situation du syndicalisme mexicain semblait totalement bloquée. Non seulement la présence dans les milieux de travail est famélique, mais le pire ennemi du syndicalisme mexicain, ce sont… des syndicats ! La tradition des « charros », ces pseudo-responsables syndicaux qui ne visent en fait que leurs propres intérêts, et le fait que ceux-ci soient protégés et même encouragés par l’État et les employeurs (pour éviter la mise en place de « vrais » syndicats) sont particulièrement décourageants et représentent un obstacle de taille à l’épanouissement d’un authentique mouvement ouvrier. Cela dit, la réforme constitutionnelle de 2017, adoptée à la surprise générale, semble ouvrir une brèche sérieuse dans ce système et encourager les militant·e·s du syndicalisme indépendant. Il reste à voir comment le nouveau président et les élu·e·s au Parlement traduiront en actes concrets ce nouveau cadre constitutionnel.
ÀB ! : Lors de votre conférence, vous avez affirmé que « l’on ne peut pas saisir la complexité de la situation syndicale au Mexique sans référer à l’histoire mexicaine ». Quels sont, selon vous, les moments clés qui permettent de mieux contextualiser la situation ?
T. C. : Le premier est sans doute la Révolution mexicaine de 1910-1917 qui chercha à rompre avec le régime oligarchique précédent et mit en place une constitution aux accents progressistes indéniables. Encore aujourd’hui, tout le monde se réfère à la Révolution comme ce « mythe fondateur » du Mexique moderne. Cependant, c’est aussi à ce moment que l’instrumentalisation politique des syndicats devient un trait distinctif du système mexicain. Durant la Révolution et la guerre civile qui l’a suivie, chaque faction, chaque leader politique a essayé d’inféoder des syndicats pour constituer ses milices et consolider sa position.
Ensuite, le septennat de Lázaro Cárdenas (1934-1940) marque une seconde étape importante puisqu’on y institutionnalise le lien entre les syndicats et le parti quasi unique qui deviendra le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI). C’est là que la « relation d’échange » corporatiste se cristallise. L’État met en place des protections sociales relativement généreuses en échange d’une mainmise sur le fonctionnement interne des syndicats, afin notamment que ceux-ci garantissent la « paix sociale » nécessaire au bon développement du pays.
Finalement, la défaite du PRI à l’élection présidentielle de 2000 a marqué l’entrée dans une nouvelle ère caractérisée par l’incertitude politique. Alors que des espoirs sont suscités en faveur d’un syndicalisme indépendant et renouvelé – notamment à la suite de la fondation de l’Union nationale des travailleurs (UNT) en
1997 – la persistance des institutions corporatistes, tant légales que proprement syndicales, ne permettait pas de voir le bout du tunnel. Reste maintenant à voir si 2018 sera plus tard considérée comme une autre étape importante, grâce à l’élection d’Andrés Manuel López Obrador et la mise en application de la réforme constitutionnelle de 2017.
ÀB ! : La situation syndicale du Mexique serait, selon vous, « une affaire d’union et de division artificielles ». Pouvez-vous illustrer cette caractéristique ?
T. C. : C’est une expression de la politologue Graciela Bensusán qui réfère à ce mécanisme de contrôle politique typique du corporatisme mexicain. Plutôt que de représenter la volonté des travailleurs et travailleuses de s’organiser collectivement comme ils et elles le souhaitent, la structure syndicale mexicaine correspond en fait à des logiques de contrôle. Ainsi, si le pouvoir est sûr de contrôler un syndicat unique dans une branche, il va l’encourager et empêcher toute éclosion de syndicats indépendants concurrents. Ce fut le cas notamment dans le secteur pétrolier et dans celui du transport ferroviaire. C’est « l’union artificielle ». En revanche, si le pouvoir craint qu’un syndicat national et puissant puisse constituer un foyer de résistance à l’autoritarisme, il va encourager la dispersion syndicale. Ce fut le cas dans l’industrie automobile où aucun grand syndicat national ne vit le jour. C’est la « division artificielle ». Un des intérêts de la réforme de 2017 est qu’elle bouleverse le système de reconnaissance officielle des syndicats et le met entre les mains d’une instance neutre. Elle a donc le potentiel d’ouvrir la porte à des syndicats reflétant plus fidèlement les volontés des travailleurs et travailleuses et donc d’en finir avec les unions et divisions artificielles caractéristiques du corporatisme mexicain.