No 077 - déc. 2018 / janv. 2019

Regards féministes

Oiseaux moqueurs

Martine Delvaux

Vous, le critique caché derrière son écran. Vous, le chroniqueur payé pour ses déversements quotidiens de haine. Vous, le collègue arrogant, le voisin vulgaire, l’oncle grossier, l’ami nonchalant, l’amant inconscient. Vous qui prenez plaisir à infantiliser, caricaturer, mépriser, humilier, dénaturer ce que nous faisons et qui nous sommes. Vous qui jouissez du plus petit pouvoir possible : celui de vous moquer.

« Se moquer » : verbe qui tirerait son origine dans les verbes « mouquer », c’est-à-dire « railler », et « moucher », qui signifie corriger une personne, la battre. Est-ce que ce n’est pas de ça qu’il s’agit quand vous prenez la plume, ouvrez la bouche, crachez vos mots ? Vous vous moquez d’une personne, de préférence de genre féminin, et vous entreprenez de l’humilier, de la remettre à sa place. Vous la punissez, vous la battez. Vous l’abattez. Ou en tout cas, vous essayez. Parce que la misogynie n’est pas une science exacte, et ce que vous tentez peut aussi finir par vous éclater en pleine face.

La blague, le jeu de mots, l’histoire drôle, le sarcasme et l’ironie comptent depuis toujours parmi les armes du sexisme et de la misogynie. Mais c’est pour rire !, prétextent les uns. On s’amuse !, répliquent les autres. Et si par malheur la moitié du on qui fait les frais de la blague a le malheur de se rebiffer, l’autre de conclure : Tu n’as vraiment pas le sens de l’humour ! Ce qui est « l’fun » pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres, en matière de sexe comme en matière d’humour. Et parfois, il n’y que quelques pas entre la blague et l’agression.

Au cours des dernières années, nombre de comiques ont vu leurs blagues dénoncées en tant que violences contre les personnes ou les groupes ciblés, manière de préciser que c’est pas parce que c’est un humoriste qui le dit que c’est drôle ! En réaction, on crie à la rectitude politique débridée, à la police de l’humour : la gauche ne sait plus où s’arrêter, les vierges sont offensées. Les vierges, c’est-à-dire moi, c’est-à-dire nous, celles et ceux qui sont l’objet de vos méchancetés déguisées. Mais ce n’est pas l’humour qui m’intéresse ici. C’est l’usage de la moquerie. Et comment vous en jouissez.

J’écris ces mots le jour de l’Halloween. L’automne n’est pas encore fini, et il me semble que depuis septembre, vous n’en finissez plus de vous manifester. Vous, le moqueur professionnel. Vous qui usez de la raillerie pour intimider, semer le doute, faire tomber le silence. Il y a mille et une façons de se moquer, de railler, de mépriser, de faire tomber quelqu’un·e sur ses genoux et à vos pieds. Mille et une façons, surtout, de faire taire.

Le 15 septembre dernier, la New York Review of Books publiait un long article de l’ex-animateur Jian Ghomeshi qui se plaint, au fil des 7000 mots, de son statut de paria, du malaise – voire de la peur – que suscite désormais la mention de son seul nom. L’article de Ghomeshi a suscité des réactions si vives que, malgré sa défense publique par les membres de son équipe, l’éditeur en chef de la New York Review of Books a démissionné quelques jours après. Parce que la question est la suivante : qu’est-ce que ça veut dire quand une revue mondialement reconnue et respectée publie, en une, le texte d’un homme accusé de violence à caractère sexuel par 20 femmes, lui que la justice a en partie disculpé faute de preuves (on connaît les limites de la justice en matière d’agression sexuelle…), mais qui a quand même été tenu de demander pardon publiquement à une de ses victimes. Un homme libre mais mis au ban : il a perdu son travail, et désormais, il erre à la recherche d’un lieu où il pourra se présenter sans qu’une inconnue à qui il dirait son nom ait pour réaction de reculer.

Mais la New York Review of Books n’a pas reculé, et le nom de Jian Ghomeshi a été publié. Ghomeshi, dans le flot de sa plainte, cite une amie qui, en blague, lui a dit qu’il devrait être reconnu comme un pionnier du mouvement #MoiAussi. « Beaucoup de gars sont haïs en ce moment », écrit Ghomeshi, « mais je suis le gars que tout le monde a haï en premier » ! Cette blague, à elle seule, donne le ton de l’article : le geste qui consiste à se moquer des victimes.

On a souvent repris, au cours des dernières années, les mots attribués à Margaret Atwood et repris par l’héroïne de la télésérie The Fall  : les hommes craignent que les femmes rient d’eux ; les femmes, elles, craignent que les hommes ne les tuent. Dans les faits, les femmes ne craignent pas seulement d’être tuées ; elles craignent aussi qu’on rie d’elles. Qu’on rit de nous avant, pendant et après qu’on nous a tuées. Que vous vous moquiez vraiment de nous, c’est-à-dire que vous vous balanciez royalement de notre vie, c’est-à-dire qu’elle ne compte pas, que vous n’en ayez rien à foutre.

Le 27 septembre 2018, en plein processus d’audition du candidat à la Cour suprême Brett Kavanaugh, Christine Blasey Ford décrit son agression, quand elle avait 15 ans, par celui-ci, alors âgé de 17 ans. Elle se souvient de chaque détail de l’événement : comment il l’a jetée sur le lit, a essayé de lui retirer ses vêtements, a glissé ses mains partout sur son corps, et comment, quand elle a crié, il a couvert sa bouche pour l’en empêcher, comment elle était convaincue qu’il allait la violer, comment elle était terrorisée à l’idée qu’il ne la tue par accident en l’étouffant. Elle raconte, surtout, se rappeler du rire de Brett Kavanaugh, gloussant avec son ami Mark Judge pendant et après les faits : « Dans l’hippocampe, ce qui est indélébile, c’est le rire, le rire désopilant entre les deux hommes, le fait qu’ils s’amusaient à mes dépens ».

Combien de fois est-ce que des garçons, des hommes font communauté, fabriquent leur boys’ club à l’aide de rires dont l’objet est une femme ou une fille ? Donald Trump, pendant qu’avaient lieu les audiences concernant Brett Kavanaugh, s’est moqué ouvertement, devant un public en liesse, des propos de Christine Blasey Ford. Variation sur le thème des agressions sexuelles collectives où des hommes s’échangent une femme, encouragés non seulement par des cris comme ceux qu’on entend dans les gradins pendant un événement sportif, mais par ces moqueries qui installent la déshumanisation nécessaire à l’acte de violer. L’expression de la misogynie est mise au profit de la violence sexuelle qui est mise au service du collectif : rire de nous pour que vous puissiez être ensemble, tous pareils et membres du même groupe.

Vous êtes comme les oiseaux moqueurs : le sens même de votre pratique, c’est d’imiter. De vous imiter les uns les autres. Vous vous croyez uniques, singuliers, vous cherchez à briller, mais vous n’êtes qu’un mirage, un éphémère jeu de lumière. Vous ne créez rien, vous n’inventez pas, vous copiez, vous répétez. Et vous vous regardez faire. Votre jouissance collective naît du visage que vous reconnaissez comme étant le vôtre dans le miroir que vous tenez et que vous vous tendez les uns aux autres. Et de ça, bien sincèrement, nous avons assez.

En juin dernier, Suzanna Walters demandait, dans le Washington Post, si les femmes ont le droit de haïr les hommes. Sous prétexte que tous les hommes ne sont pas des salauds, il serait interdit de les haïr. De vous haïr. Pourtant, il est difficile de ne pas vous en vouloir quand vous vous défendez les uns les autres. Il est difficile de ne pas vous détester quand vous détournez la tête au lieu de dénoncer l’un des vôtres parce que vous avez peur que vos pairs se moquent de vous. Il est difficile de ne pas vous haïr quand vous riez avec lui dans notre dos. Ça ne sert plus à rien de procéder par la bande, avec douceur ou ironie, pour vous dire clairement qu’à ce moment-là, oui, nous vous haïssons. Les figures de style sont désuètes, il n’y a pas d’humour trop fort ou de raillerie trop acerbe pour exprimer ce que nous sentons et pensons devant votre misogynie. Cette haine-là, décomplexée. Alors oui, en retour, nous avons parfaitement le droit de vous la rendre. Mais peut-être qu’il s’agit plutôt de vous la renvoyer, comme par un effet de boomerang. La faire dévier du revers de la main pour qu’elle retourne immédiatement vers vous et que ce ne soit plus votre semblable que vous regardiez, mais le visage de votre propre haine.

Thèmes de recherche Arts et culture, Féminisme
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