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L’extrême droite au pouvoir. Stupeurs et tremblements au Brésil
Avec près de 58 millions de votes, le candidat de l’extrême droite Jair Bolsonaro a gagné le deuxième tour de l’élection présidentielle brésilienne. Comment expliquer le succès d’un politicien ouvertement raciste, homophobe, misogyne et nostalgique de la dictature ? Surtout, qu’est-ce que cela indique pour les luttes à venir au Brésil ?
Géant de l’Amérique du Sud, le Brésil a exercé durant les décennies 2000 et 2010 un important leadership dans l’altermondialisme (le Forum social mondial), dans des ententes multilatérales (notamment sur les droits autochtones) et a facilité la collaboration entre les États gouvernés par la gauche sur le continent. Que ce pays passe, en l’espace de deux ans, d’un gouvernement du Parti des travailleurs (PT) à un parti de droite, celui de Michel Temer, puis à ce nouveau gouvernement d’un populisme d’extrême droite, a pour effet de reconfigurer l’ensemble des politiques en Amérique du Sud et de confirmer un changement de cap radical et dangereux dans la région.
Expliquer l’impensable
Ancien militaire, Bolsonaro est député au fédéral pour la ville de Rio de Janeiro depuis 1990 et il appartenait jusqu’à récemment à la marge folklorique de la politique locale : passant d’un parti à l’autre, peu actif dans les débats et aux propositions législatives toujours rejetées (plus de 200 taillées en pièces), il était reconnu pour ses sorties fracassantes, ses propos orduriers, sa défense de l’ordre et sa célébration de l’action des militaires durant la dictature de 1964 à 1985. Or, en moins de deux ans, il est parvenu à se hisser au rang de seule alternative au PT. Comment expliquer cette ascension ?
Elle tient dans une large part à la profonde polarisation de la société brésilienne, marquée par une radicale volonté d’équité et de justice et un important désir de conserver les privilèges d’une société classiste installée dans son pouvoir blanc depuis les temps de l’esclavage. Cette polarisation a été exacerbée par la présence d’un gouvernement ayant tenté de diminuer les inégalités, celui du PT de 2003 à 2016, sous les présidences de Lula da Silva et de Dilma Rousseff, et surtout par la campagne réussie d’impeachment contre Rousseff, véritable « coup d’État légal » qui a permis à la droite de reprendre le pouvoir dans un climat tendu de confrontation.
La corruption, plaie endémique du pays, a été au cœur de l’éviction du pouvoir du PT. Une vaste enquête (Lava Jato) sur la corruption politique en lien avec la pétrolière Petrobras, nécessaire et bien vue au départ, a été rapidement un cheval de Troie pour déstabiliser le parti de Rousseff. Son résultat a été d’associer le PT à un phénomène qui entrave les possibles mesures de justice et favorise les riches qui profitent de ce fonctionnement parallèle du pouvoir. Bolsanaro est parvenu à se présenter comme le candidat anticorruption, sa marginalité initiale au parlement étant perçue, à cet égard, comme un gage de probité.
Ce contexte de polarisation, autour des enquêtes contre la corruption, a mené à une diabolisation du PT, auquel sont ramenés les maux du pays. D’une part, le PT n’est pas parvenu durant ses nombreuses années au pouvoir à imposer un changement dans la structure économique très inégalitaire de la société, ce qui a déçu les nombreux espoirs placés en lui. D’autre part, les mesures sociales progressistes adoptées (droit des homosexuel·le·s, des Autochtones, protection environnementale, etc.) ont bousculé des espaces de privilèges, suscitant le mécontentement d’une portion de la population capable de faire entendre sa voix et appuyée par des institutions importantes comme l’Église évangélique. Bolsonaro a profité de l’insatisfaction chez les conservateurs déjà opposés au PT et de celle, nouvelle, auprès de l’ancienne base PT, chez les ouvriers abandonnés par l’ancien parti de Lula, inapte à changer l’iniquité classiste très forte du pays. À la faveur de fake news horribles, relayées par l’application WhatsApp, d’un discours favorisant l’ordre (dans une société à la violence endémique), Bolsonaro est parvenu à s’imposer comme un rempart au retour du PT, vu comme la voie royale, on n’invente rien, vers la pédophilie, le communisme, la propagande homosexuelle, alouette. Plus le discours outrancier de Bolsanaro inquiétait, plus il parvenait à nommer (et à créer) des peurs liées à la violence du système inégalitaire brésilien et à les asservir à ses desseins antidémocratiques.
Enfin, dans un État au multipartisme si prégnant, où les alliances sont nécessaires et mouvantes, Bolsonaro et son Parti social-libéral (PSL) ont dû miser sur la collaboration des autres formations de droite, plus inquiètent par le retour de la gauche que par l’homophobie, par le racisme anti-noir et anti-autochtone, par la misogynie, par le culte des militaires et par la nostalgie de la dictature qu’incarnait l’ex-militaire. C’est au final le soutien du capital brésilien qui a été l’élément le plus structurant de sa montée [1]. De la même façon, il ne faudra jamais oublier que le soutien indéfectible de Wall Street à Donald Trump (et les renvois d’ascenseur sous forme de baisses d’impôts) est ce qui lui donne les coudées franches pour maintenir le reste de son programme conservateur (immigration, environnement, justice). D’ailleurs, la montée et l’élection de Bolsonaro ont été saluées par des hausses du marché importantes à São Paulo et par des perspectives alléchantes pour les investisseurs étrangers. C’était d’ailleurs sous cet angle que CBC évoquait la victoire électorale du PSL : il y aura des occasions d’affaires en or pour les entrepreneurs étrangers, puisqu’un « beau » programme de privatisation des sociétés d’État est dans les plans [2].
Inquiétudes et ripostes
Si la victoire de Bolsonaro signale à quel point le discours de l’espace public est structuré par une parole conservatrice — à qui profitent les formulations qui décréditent l’État, la presse écrite, le bien commun — et financé par une élite néo-libérale, elle se traduit par une série d’inquiétudes très tangibles, tant l’acrimonie et la haine ont caractérisé sa campagne électorale.
Les nominations immédiates de Bolsonaro (même s’il prendra le pouvoir qu’en janvier) indiquent déjà deux angles d’attaque de sa politique d’extrême droite. D’une part, il a nommé un ministre plénipotentiaire à l’économie, Paulo Guedes, qui est un disciple orthodoxe de l’École de Chicago et qui aura pour mandat de privatiser les sociétés d’État et de démanteler les règlementations (notamment environnementales) qui restreignaient l’agriculture extensive et l’essor des grandes entreprises. D’autre part, le responsable à la justice sera Sérgio Moro, le juge qui a condamné Lula da Silva à la prison, ce qui signale une prise de contrôle potentielle du judiciaire par l’exécutif, avec les risques qui s’en suivent pour la jeune démocratie brésilienne, surtout que la presse est déjà attaquée de toutes parts, tout comme l’université, taxée de propagande gauchiste.
Ce sont les groupes déjà marginalisés au Brésil (Autochtones, Noirs, femmes, LGBT+), ceux qui ont fait les frais des attaques verbales de Bolsonaro et physiques de ses partisans, qui se sentaient légitimés d’agir ainsi, qui risquent de subir concrètement la radicalisation conservatrice de l’espace public. Il est à souhaiter que la résistance à la montée de l’extrême droite qui a caractérisé les dernières semaines de la course électorale au second tour mène à une mobilisation forte et continue de la société civile brésilienne.
Comme le PSL de Bolsonaro doit établir des alliances, comme sa base est friable et pas nécessairement acquise à long terme, comme la société brésilienne est bien politisée et que les souvenirs amers et douloureux de la dictature militaire sont encore frais pour une large portion de la population qui connaît directement ses effets pour l’avoir subie, il est à parier que la résistance sera vive, bien qu’elle nécessitera des appuis étrangers et une mobilisation constante. La lutte devrait passer par le droit au territoire des Autochtones, par le biais écologique et par la défense de la presse, attaquée de toutes parts par Bolsonaro. Le risque est grand d’un glissement vers une forme de contrôle militaire sur le pays, mais les mobilisations des dernières décennies pour une plus grande justice sociale et les organisations très fortes de la société civile devraient servir à riposter aux tentatives de mainmise de Bolsonaro sur l’État brésilien.
[1] France inter, « Au Brésil les marchés choisissent l’extrême droite ». Disponible en ligne.
[2] CBC, « What a far-right Bolsonaro presidency in Brazil means for Canadian business ». Disponible en ligne.