Dossier : Journalisme. Sorties (…)

Dossier : Journalisme. Sorties de crise

De quoi les fausses nouvelles sont-elles le symptôme ?

Alexandre Coutant

Le phénomène des fausses nouvelles déchaîne des passions qui peuvent laisser circonspect. Dès que l’on cherche à cerner ce que le terme désigne, le vertige nous prend tant il semble s’appliquer à tout et n’importe quoi. Pourtant, on sent bien qu’il soulève un problème social essentiel [1].

Le cœur du problème est là : qu’entend-on par infox (terme récemment suggéré par la Commission d’enrichissement de la langue française) ? Plusieurs travaux académiques ont tenté de définir le concept. Ces définitions frappent par la diversité des contenus retenus : propagande, recherche du chaos, militantisme, erreur factuelle, manque de rigueur ou de professionnalisme, satire, publicité, stratégie commerciale pour attirer les clics, stratégie rhétorique pour déstabiliser ses adversaires, etc. On peut se demander en quoi cette nébuleuse trouve une logique dans ce terme fourre-tout. Les voies pour altérer la construction d’une factualité ou son interprétation sont tellement variées qu’il nous semble vain de tenter de les rassembler dans un seul et même concept. Espérer les englober sous une seule définition rendrait celle-ci si large qu’elle en perdrait toute valeur explicative ou intérêt pour envisager comment réagir.

Il faut peut-être plutôt prendre la question à rebours et tenter de s’accorder collectivement sur ce qui caractérise une information fiable. Les critères sont assurément moins nombreux. Aborder le phénomène de cette manière permettrait en outre de constater qu’il est le symptôme d’une crise plus large de l’autorité et des dispositifs à travers lesquels la confiance s’établit. En effet, ces critères permettent de se rendre compte qu’au-delà des caractéristiques de l’énoncé en lui-même, la fiabilité d’une information est reconnue selon un ensemble d’autres facteurs : sincérité de l’auteur·e, transparence sur ses intentions, relation nouée avec l’interlocuteur·trice, etc. Nous pouvons même aller plus loin : nous sommes peu aptes à juger de la véracité de la plupart des informations auxquelles nous accédons, faute d’expertise dans ces domaines. Nous devons déléguer ce jugement. Ces critères s’avèrent donc plus déterminants dans notre reconnaissance de la fiabilité d’une information, même s’ils reposent davantage sur la réputation de la source ou la relation que nous entretenons avec elle, que sur l’énoncé lui-même.

Que rendent visibles les infoxs ?

Cette manière d’appréhender le problème permet d’aborder autrement les infoxs. C’est-à-dire pas comme une cause, mais plutôt comme le symptôme d’une crise profonde laissant beaucoup d’individus dans l’incapacité de reconnaître aux différentes autorités (politiques, médiatiques, scientifiques, etc.) une quelconque compétence, intelligibilité, sincérité ou indépendance. Cette crise constitue l’enjeu majeur auquel on doit s’attaquer dans un contexte où 58 % des Québécois·es s’accordent « assez bien » ou « totalement » avec l’affirmation suivante : « Je n’arrive plus à croire personne : ils ont tous quelque chose à nous vendre » (source : Baromètre Edelman de la confiance 2017).

Encadrer la diffusion des infoxs revient alors à appliquer un pansement sur une jambe de bois si on ne prend pas en considération cette cause plus profonde d’anomie.

Le phénomène des infoxs permet aussi de rendre de nouveau visibles des rapports au monde et à la vérité plus variés que le seul raisonnement rationnel. Les mythes, les entêtements partisans, les rhétoriques pétries de mauvaise foi, les pensées magiques, les sagesses populaires et autres remèdes de grand-mères se sont vus exclure de l’espace public par la pensée rationnelle au cours de la modernité. Mais ils n’ont pas disparu pour autant. Leur invisibilité médiatique ne les a pas empêchés de continuer à animer nos conversations et représentations ordinaires. Internet n’a fait que leur redonner une visibilité. On peut le déplorer ou on peut profiter de cette nouvelle visibilité pour tenter de mieux comprendre comment notre rapport au monde n’est pas uniquement construit par la recherche de vérité, mais aussi par des besoins de se sentir rassuré, en contrôle de sa vie, de son environnement ou intégré dans des communautés affinitaires, entre autres.

Quelques pistes de solution

Un problème aussi profond ne se règle pas en quelques mesures avec effets immédiats. Il paraît évident que la question passe, à long terme, par l’éducation. Il est fondamental que les programmes d’éducation aux médias soient systématisés et augmentés pour s’attacher à doter les individus des habiletés nécessaires à l’évaluation de la fiabilité des informations qui circulent en société. Cela passe non seulement par le développement de compétences en littératie médiatique (comment fonctionnent les médias ? Quels sont leurs rôles sociaux ?), mais aussi plus particulièrement informationnelle (comment se construit une information ? Quelles traces permettent d’en évaluer la fiabilité ?) et techniques (comment fonctionne l’écosystème qui nous fait accéder à l’information ?). Inculquer ces littératies constitue certainement le meilleur moyen de faire prendre conscience à tous et toutes de l’importance d’une information fiable dans une société démocratique, et donc d’envisager les conditions de son financement au-delà du modèle gratuit-publicitaire.

Des habitudes rédactionnelles peuvent aussi être prises dès aujourd’hui par les producteurs de contenus, afin de favoriser la reconnaissance de la valeur de leurs contributions. De nombreux travaux en sciences de l’information et de la communication ont effectivement défini l’éthique communicationnelle en identifiant les

éléments que doit contenir un message pour permettre sa reconnaissance (un exemple simple consiste à systématiquement donner la possibilité de consulter la source sur laquelle nous appuyons notre développement). Philippe Breton a ainsi décrit une démarche très concrète permettant de convaincre sans manipuler, où il démontre que la transparence sur les intentions ne nuit en rien à la force de l’argumentaire. Louis Quéré a pour sa part décrit les dimensions qu’un message devait mettre en valeur pour justifier qu’on lui accorde de la confiance : prétention à l’intelligibilité, à la vérité, à la sincérité et entente réciproque sur le type de situation [2]. Produire des informations en veillant à inclure dans le contenu même des traces identifiant ces éléments constitue une première façon d’augmenter la « lisibilité » des contenus sur le plan de leur fiabilité. La partie « boîte noire » du journal Mediapart joue par exemple ce rôle, en indiquant les sources sur lesquelles s’est appuyée l’enquête. Cela peut paraître évident, mais les analyses de corpus d’articles journalistiques ou d’experts de différents ordres permettent de se rendre compte que ceux-ci satisfont rarement à cette éthique communicationnelle. Systématiser ces précautions rédactionnelles permettrait de faire appel aux capacités de discernement des individus. Un message exposant la rigueur de sa construction facilitera effectivement la constitution de grilles d’analyse pour juger de la lisibilité et de la fiabilité des informations auxquelles ils accèdent. Il ne s’agit pas uniquement d’être d’accord ou non avec une information, mais aussi de jauger la qualité de sa construction. Les sciences du langage rendent compte de cette capacité d’analyse qu’ont les individus, et mes propres expériences d’enseignement sur le sujet laissent présager l’efficacité de cette démarche.

Cela dit, on ne réussira pas à construire un consensus sur ce qui constitue une information fiable et une infox, ni sur la valeur et la légitimité des différentes figures d’autorité de la société. Cependant, la démarche risque de rejoindre la grande majorité des personnes actuellement défiantes et se sentant mal à l’aise avec cette ère du soupçon généralisé. Elles trouveront des pistes pour tenter de vivre ensemble dans la diversité des points de vue, en se fondant non pas sur une vérité communément reconnue, mais sur des traces plus facilement observables d’éthique communicationnelle. La valeur accordée à un contenu ne viendrait donc pas uniquement du fait qu’elle correspond à ce que l’on pense ou ce que l’on tient pour vrai, mais aussi de sa transparence et de la démonstration de la rigueur du travail de construction de l’information.

Pour les personnes définitivement méfiantes, rappelons-nous que les phénomènes aujourd’hui cristallisés dans ce que nous appelons infoxs ont existé de tout temps. Si les maux sociaux évoqués dans cet article sont aussi préoccupants, ce n’est pas à cause de leur existence ; une société en bonne santé peut vivre avec des minorités idéologiques n’adhérant pas à ce qui la fonde C’est plutôt leur degré de pénétration auprès d’une part importante de la population qui inquiète. Par ailleurs, diminuer le niveau de méfiance qui règne actuellement permettrait aussi de concentrer les efforts sur ces minorités idéologiques réellement en rupture avec l’information avérée et vérifiée, pour envisager des manières de retisser des liens avec elles.


[1Ce texte se fonde sur un ensemble de recherches ayant mené à l’organisation de l’école d’été « S’informer dans un monde de fausses informations : produire et interpréter des contenus dans le nouvel écosystème informationnel » du 24 au 26 juin 2018 à l’UQAM. Le format de l’article ne permet pas de détailler toutes les sources soutenant les arguments développés ici, mais les intéressé·e·s trouveront les contenus associés aux séances ainsi que les diaporamas et vidéos des interventions à l’adresse suivante : http://comsante.uqam.ca/category/eefaussesinfos

[2Philippe Breton, Convaincre sans manipuler, Paris, La Découverte, 2015 ; Louis Quéré, Des miroirs équivoques, Aubier, 1982.

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