Dossier : Journalisme. Sorties de crise
Sonner faux, sonner vrai
La crise du journalisme est profonde. Elle va au-delà d’un modèle d’affaires inadapté à l’ère des médias sociaux et d’une remise en question de la pertinence du journalisme par les élites économiques et politiques – remise en question qui se traduit même par des attaques physiques et des assassinats. La crise du journalisme est aussi épistémologique, en ce sens qu’elle vient ébranler les repères et les distinctions entre vrai et faux auxquels nous étions accoutumés. En d’autres termes, en plus de la viabilité économique du journalisme et de sa légitimité politique, c’est un certain régime de vérité sur lequel il s’appuyait qui vacille actuellement.
L’élection de Donald Trump – ancienne vedette de télé-réalité, rappelons-le – à la présidence états-unienne a fait bondir les préoccupations à l’égard de la propagation de fausses nouvelles. Or, la production des nouvelles par un·e journaliste et leur réception par les citoyen·e·s n’opèrent pas selon des distinctions aussi manichéennes entre vrai et faux. Lorsqu’on révèle à des individus qui ont partagé de fausses nouvelles qu’il s’agit de désinformation, ceux-ci réagissent souvent en disant : « Mais ça pourrait être vrai bientôt ! » ou encore « Mais ça soulève un problème qui lui est véridique ! [1] ». Autrement dit, on partage une nouvelle notamment parce qu’elle correspond à une certaine lecture de la réalité ; en deux mots, parce qu’elle sonne vrai.
Comment expliquer que Donald Trump, menteur pathologique pour qui les journalistes sont des « ennemis du peuple », a pu attirer une si large part de l’électorat ? Dans un texte très éclairant, l’anthropologue Gabriella Coleman avance l’hypothèse que Trump a gagné la présidentielle notamment parce qu’il a réussi à paraître authentique, malgré tous les mensonges qu’il a proférés [2]. En affirmant avec défiance et vulgarité que le système politique était « truqué » (rigged) par l’establishment, Trump est parvenu à se présenter comme étant en phase avec le ressenti de nombreux États-Unien·ne·s, libérant du même coup des forces brutalement misogynes et racistes.
« De même que le journalisme des news a été l’instrument d’un capitalisme régulé, le dérèglement médiatique est le miroir de l’explosion d’un modèle de société », écrit André Gunthert dans son livre L’image partagée (Éditions Textuel, 2015). Montée de forces autoritaires, déchaînement de puissances xénophobes et haineuses, catastrophe climatique et environnementale déjà manifeste, l’état de crise de nos sociétés et de nos institutions démocratiques est source d’angoisses et de perte de confiance pour une part croissante de la population. Or, journaux et bulletins de nouvelles ne traduisent pas véritablement cette situation dramatique et urgente. Peut-être sans le vouloir, les médias d’information dominants participent même souvent à la normaliser (« passons aux sports »). Rendre compte de la situation avec détachement apparaît déphasé ; en d’autres termes, cela sonne faux. Cela pourrait justement expliquer qu’une partie importante des citoyen·ne·s se tournent vers d’autres sources, y compris celle de la désinformation.
À quoi pourrait ressembler un journalisme qui sonne vrai ? Que faudra-t-il par exemple pour que les changements climatiques, cette menace existentielle pour l’humanité, se retrouvent quotidiennement en première page des journaux et en ouverture des bulletins de nouvelles ? Il ne s’agit pas de rejeter la patiente recherche de la vérité ni de basculer dans l’opinion creuse, la tribune facile et le sensationnalisme, mais on ne peut pas non plus espérer ramener les citoyen·ne·s au bercail à grands coups de fact-checking. Il importe de reconnaître que la présentation de l’actualité par les journalistes correspond toujours à une lecture partielle et partiale de la réalité et dépasse les distinctions binaires entre vrai et faux. C’est en se plaçant en phase avec ce sentiment croissant de crise que le journalisme rebâtira des ponts avec la population.
[1] Marie-Ève Tremblay, « Fausses nouvelles : suffit d’y croire », Corde Sensible, 27 mars 2017. Disponible en ligne ; Ingrid Brodnig, « Les faits, rien que des faits », Courrier international, Hors-série, octobre-novembre-décembre 2017.
[2] Gabriella Coleman, « On Truth and Lies in a Pragmatic, Performative Sense », Medium, 20 novembre 2016.