Société
Transformations dans l’écriture
Entretien avec Alexandra Dupuy
Comment décrire l’état actuel de l’écriture inclusive dans les médias, sur les réseaux sociaux, dans la sphère publique et dans l’univers académique ? À bâbord ! s’est entretenu sur ce sujet avec Alexandra Dupuy, doctorante en linguistique à l’Université de Montréal. Propos recueillis par Isabelle Bouchard.
À bâbord ! : S’interroger sur les liens entre la langue et le genre, est-ce si nouveau ?
Alexandra Dupuy : Non ! Pensons simplement à la question de la féminisation qui a beaucoup fait parler et ce, sur une période très étendue. D’ailleurs, ce n’est que très récemment que la France a finalement accepté la féminisation des noms de métiers et c’est le résultat d’un long travail. Le Québec a influencé ce mouvement. Dans les années 1970, en réaction au travail militant de femmes, l’Office québécois de la langue française (OQLF) avait déjà recommandé l’usage des formes des noms de métiers au féminin. Ces militantes avaient dénoncé, dans une publication du Conseil du statut de la femme, que les femmes n’étaient pas nommées dans des documents destinés à des personnes qui allaient sur le marché du travail. Les pratiques étaient très variées en la matière et les femmes ne se sentaient pas incluses. Elles ne sentaient pas que les documents s’adressaient à elles.
Même au Moyen-Âge, il y a des histoires de nonnes qui ont écrit des poèmes religieux avec des noms féminins qui étaient refusés comme « autrix ».
ÀB ! : En septembre dernier, vous étiez invitée à une table ronde portant sur la façon d’aborder la diversité en sociolinguistique. Quelles ont été vos observations et vos contributions ?
A. D. : J’ai insisté sur l’inclusion, mais pas uniquement en termes de genre, puisque ma définition de l’inclusion est beaucoup plus large. J’ai parlé de « qui parle de qui ? ». Est-ce qu’on réalise des efforts et est-ce qu’on prend des actions concrètes pour s’assurer d’avoir une diversité de personnes qui se retrouvent dans le milieu de la recherche ?
Quand on fait de la sociolinguistique, c’est particulier de constater qu’une partie limitée de la société se prononce pour la société au grand complet. Il faut aussi se questionner sur comment on parle de cette société. S’assure-t-on, lors de collectes de données, d’avoir une diversité de profils ? Il me semble que c’est problématique particulièrement d’une perspective scientifique, d’établir un portrait de la langue parlée sur la base exclusive de personnes universitaires blanches. Il faut, entre autres, prendre en compte les personnes dyslexiques, malentendantes et aveugles et leur moyen d’entrer en relation avec la langue. Notre travail de linguiste est de faire état de toutes ces situations.
ÀB ! : Que penser de l’entrée du pronom « iel » dans le dictionnaire Le Robert ?
A. D. : À savoir si c’était un coup de marketing, peut-être, mais c’est un très bon coup. On n’a jamais autant parlé de ce pronom qui, initialement, était surtout connu dans les milieux militants. Maintenant, de plus en plus de personnes utilisent ce nouveau signe linguistique pour nommer une réalité. En revanche, il y a aussi des poches de résistance, même dans la communauté des linguistes. Fait intéressant, cette résistance à l’égard de ces néo pronoms ne semble pas être corrélée à l’âge.
ÀB ! : Comment qualifier l’état de l’écriture inclusive dans les médias québécois ?
A. D. : Je me souviens avoir lu une entrevue dans Le Devoir avec une personne non-binaire. La personne journaliste a écrit « iel » entre guillemets. Je me suis dit « tiens, c’est intéressant, parce que jamais on aurait placé les pronoms « elle » ou « il » entre guillemets. Puis, plus tard, dans le même journal et pour une autre entrevue, les guillemets ont disparu ! Je constate qu’il y a encore des réticences, mais qu’il y a aussi de l’ouverture. Dans notre société, il y a des personnes non-binaires. Iels donnent et donneront des entrevues dans les journaux et les médias et iels devront être nommé·es.
Une occurrence s’est observée à Radio-Canada. Xavier Gould, une personne artiste, queer et non-binaire originaire du Nouveau-Brunswick a contribué à un reportage sur la non-binarité. Or, dans l’article, on faisait référence à Xavier en utilisant le mauvais pronom. Avec raison, l’artiste s’est indigné·e publiquement et Radio-Canada a dû se doter d’une politique pour ne pas mégenrer les personnes.
ÀB ! : Quelles sont vos observations sur la langue en ligne et les rapports aux genres ?
A. D. : C’est comme si la langue en ligne se situait entre la langue orale et la langue écrite. Certains patrons de la langue parlée vont possiblement se refléter dans la langue écrite. Si, dans la langue orale, les personnes ont tendance à utiliser des formes comme « toustes » ou « celleux », c’est probable que dans la langue écrite en ligne, ces formes vont être aussi employées, étant donné le contexte moins formel. Il y a une liberté sur les réseaux sociaux qui favorisent l’invention de nouveaux codes. Par exemple, il y a des communautés linguistiques et des codes linguistiques sur les réseaux sociaux qui sont différents de ceux utilisés dans la vie professionnelle. Une personne peut se créer une communauté propre aux intérêts des personnes queer non-binaires et alors adopter des codes linguistiques propres à cette communauté. Ces codes seront en premier utilisés dans la communauté, puis leur emploi pourrait être élargi. Notre rapport à la langue a été transformé par notre utilisation des ordinateurs et de nos échanges rapides avec une diversité de personnes sur Internet. Il faut le souligner.
ÀB ! : Quelles sont les normes rédactionnelles les plus supportées en recherche ? En d’autres mots, quelles sont les bonnes pratiques à privilégier en recherche ? Quels sont les prochains défis pour rendre visibles et lisibles toutes les identités dans notre langage ?
A. D. : Les normes rédactionnelles en recherche sont très variables. On observe toutefois que des personnes vont rédiger leur mémoire et leur thèse avec des formes inclusives. J’ai moi-même utilisé des formes inclusives lors de la rédaction de mon mémoire. En effet, j’ai utilisé le néologisme « locutaire » (une personne qui parle une langue) plutôt que « locuteur » ou « locutrice ». Pour l’instant, l’emploi des formes inclusives dans les écrits universitaires n’est pas généralisé, même si on observe des personnes qui désirent qu’il le soit.
En 2022, le réseau de l’Université du Québec a publié un guide dans lequel on retrouve les grandes lignes rédactionnelles de l’écriture inclusive. Cela est manifestement une ouverture, mais ce ne sont pas tous les plans de cours qui sont rédigés de manière inclusive. Notons aussi que certaines chaires de recherches s’intéressent de près à ces questions et que les étudiant·es qui s’identifient au mouvement queer sont davantage visibles et souhaitent être aussi nommé·es et exister dans la langue.
De mon point de vue de sociolinguiste, l’une des bonnes pratiques que je souhaite mettre en lumière, c’est l’écoute. C’est important d’écouter quand on étudie la société, parce qu’elle évolue au même titre que la science et que la langue. Faire preuve de réticence, ce n’est pas utile, car la langue va tout de même évoluer et notre discours ne sera plus cohérent.
ÀB ! : Quels sont vos souhaits pour l’avenir du langage inclusif ?
A. D. : Un de mes souhaits, ce serait que l’OQLF s’intéresse à l’établissement de normes nationales en réalisant une étude auprès des personnes et groupes concerné·es pour éventuellement créer un guide. Je suis consciente que s’il y avait une norme nationale, elle ne serait pas nécessairement respectée, mais elle serait une référence et j’espère que cela pourrait en quelque sorte démocratiser les démarches.
J’ai aussi le souhait que l’on cesse la condescendance et l’âgisme liés à l’écriture inclusive. Les jeunes sont une part importante de notre société et on doit reconnaître toute la légitimité qu’a cette population de se préoccuper de leur langue, de notre langue. Si on souhaite que les jeunes s’approprient la langue, il faut au moins qu’illes puissent y être nommé·es sans être mégenré·es.
Un autre de mes souhaits, c’est qu’on s’intéresse davantage aux personnes de notre société qui éprouvent de la difficulté avec la langue écrite et la lecture – et elles sont nombreuses – dans la recherche de formes inclusives plus universelles. Rendre plus accessibles la lecture et l’écriture en prenant en considération le plus grand nombre de personnes est un défi de taille. Cela exigera du temps, et c’est normal !