Dossier - Queer : une révolution flamboyante
Vivre au bord du précipice du monde
La révolution queer en marche
Deux siècles de frondes et de révoltes féministes, antiracistes, anticoloniales et queers travaillent à ébranler les fondements de l’édifice patriarcal cishétéronormatif et les systèmes d’oppression qui en découlent. Toutefois, malgré les avancées, l’épistémè dominante semble toujours robuste et la question demeure : à quelle « révolution à venir » réfléchissons-nous ? De quelles mutations avons-nous besoin ?
Sojournor Truth a prononcé son discours Ain’t I a Woman ? il y a 171 ans, 25 ans après avoir échappé à sa condition d’esclave. Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir a été imprimé il y a 73 ans. Michel Foucault a entamé la publication de son Histoire de la sexualité il y a 46 ans. 45 ans nous séparent de l’énoncé pour un féminisme noir du Combahee River Collective ; 44, de la première itération du texte The Uses of the Erotic d’Audre Lorde ainsi que de la conférence The Straight Mind de Monique Wittig. La première occurrence du mot queer dans les travaux de Gloria Anzaldúa remonte elle aussi à 44 ans, trois ans avant la publication, avec Cherríe Moraga, de l’ouvrage collectif This Bridge Called My Back. Kimberlé Crenshaw travaille la notion d’intersectionnalité depuis 40 ans déjà. Quant à elle, Gayle Rubin œuvre à repenser le sexe depuis plus de 38 ans. La parution de l’essai Gender Trouble de Judith Butler date d’il y a 32 ans. Oyèrónkẹ́ Oyěwùmí faisait paraître il y a 25 ans l’ouvrage The Invention of Women, la même année où Cathy J. Cohen interrogeait le potentiel radical des politiques queers. Il y a 14 ans, Paul B. Preciado publiait Testo Junkie.
S’il est vrai que les régimes d’historicité et les épistémès se développent et changent sur la longue durée, on pourrait penser que les révolutions annoncées par une certaine littérature théorique et par les mouvements radicaux des années 1970-1990 semblent relever chaque jour un peu plus de l’utopie naïve que d’une vérité en marche. En effet, les premières semaines de l’été 2022 laissent en bouche un goût amer quant aux « progrès incontestables » enregistrés dans la lutte pour une société plus juste.
Toutefois, en dépit de ces moments contre-révolutionnaires que je préfère ne pas énumérer, on pourrait aussi penser, avec Jack Halberstam, que « la révolution viendra sous une forme que nous ne pouvons pas encore imaginer » et que la multiplication plus ou moins récente des communs, des tiers espaces affranchis, des coopératives de solidarité et des collectifs autogérés pensés pour et par les personnes marginalisées suggère qu’une autre vie est (encore) possible, que le cours des choses peut être radicalement altéré.
Mais pour redonner à la pensée et à la praxis queers la radicalité intersectionnelle dont elles sont capables, un certain travail mémoriel et épistémologique est nécessaire. Ce travail nous permettrait de dépasser aussi bien la simple réforme des droits à l’intérieur de l’appareil étatique – même si elle est cruellement nécessaire – que l’appropriation à toutes les sauces du vocable « queer » qui en dilue malheureusement la force créatrice et le potentiel subversif. La critique queer racisée a d’ailleurs maintes fois identifié les angles morts des discours aseptisés et exclusifs incapables d’imaginer des formes de subjectivité échappant au simple élargissement des normes déjà en place, mais la mémoire collective vacille parfois dangereusement.
Multiplier les queerutopies révolutionnaires et désirantes
Il y a plus de dix ans, dans les pages de cette revue, Sam Bourcier proposait la multiplication des hétérotopies, des poches de résistance, des collectifs et des mouvements éphémères issus du dissensus et de la piraterie du genre [1]. À défaut d’une révolution, il suggérait en d’autres termes la prolifération de ce que Paul B. Preciado nomme des « micropolitiques de genre, de sexe et de sexualité » aptes à « résister et à défaire la norme ». Pour (ré)activer le potentiel antinormatif de la pensée queer, on peut envisager le sexe, le genre et le corps réifié comme des fictions médicales, politiques, culturelles et somatiques, des « agents de contrôle et de modélisation de la vie » appelés à être dissous « en une multiplicité de désirs, pratiques et esthétiques, [dans] l’invention de nouvelles sensibilités, de nouvelles formes de vie collective », soutient Preciado.
« Le futur est déjà arrivé, mais ça ne veut pas dire que nous n’avons nulle part où aller », écrit Billy-Ray Belcourt dans son recueil de poèmes Cette blessure est un territoire. C’est par l’action du désir – interrogé, reformulé, réinvesti – que cette futurité s’apparente aux « queerutopies » de Bourcier, incarnées au sein même des environnements hostiles du capitalisme colonial cishétéronormatif. En ce sens, l’érotisme est une force créatrice, pourrait-on dire à l’instar d’Audre Lorde, une puissance provocatrice dont les subalternes ont trop longtemps été dépouillé·es : « reconnaître le pouvoir de l’érotique dans nos vies peut nous donner l’énergie de chercher à introduire dans le monde un changement authentique », écrit-elle. Le désir et l’érotisme prennent donc la forme d’un (ré)apprentissage constant de nos gestes d’amour et de care, ainsi que d’une (ré)invention de soi informée par le caractère politique des choix que nous faisons d’investir certains corps plutôt que d’autres d’un potentiel orgasmique. La futurité queer est ainsi tendue vers la possibilité de répondre à cette question posée par Belcourt : « comment fait-on pour vivre au bord du précipice du monde ? »
Pour accéder à cette futurité et s’assurer que les « queerutopies » survivent à la dévastation annoncée par la crise écologique et le pourrissement du social, il semble essentiel de passer par une critique du capitalisme, dans la foulée de l’analyse proposée par Silvia Federici dans Caliban et la sorcière. La révolution queer du désir nous invite à exister, absolument et complètement, d’une manière dissidente libérée des impératifs normatifs du genre et de la productivité, pour ne nommer que ceux-là, allant au-delà de la récupération par l’État et par le capital – la pensée queer peut bien entendu se réjouir des petites victoires, tout en se gardant bien cependant d’être avalée par la machine néolibérale et bourgeoise.
Imaginer le grand chaos
Désapprendre nos modes de sociabilité et se désidentifier de manière hybride et mouvante, à l’aide de pratiques subvertissant les codes de la culture dominante, comme le suggère José Esteban Muñoz, n’est certainement pas une tâche aisée.
La précarité normalisée exhorte chacun·e à se définir rigoureusement et à dévoiler partout et en tout temps son pedigree fait de compétences, expériences, identités, rôles et postures. L’impératif de la révolution queer, s’il fallait le formuler, serait de « foutre le bordel » plutôt que de tenter désespérément d’inclure nos existences marginales au sein d’une norme alors « élargie » ; d’opposer à l’injonction morale du coming out et de la révélation une insaisissabilité joyeuse et triste tout à la fois, une fluidité construite de paradoxes et de démesure ; de refuser de se construire comme sujets parfaitement intelligibles pouvant ensuite être surveillés, saisis et contrôlés ; de contester l’assimilation dans « le système » grâce au capital accumulé. La libération et la transcendance des normes oppressives engagent plutôt la création d’espaces et de temporalités improvisées qui permettent d’exister pleinement – ces hétérotopies, ces communs évoqués plus tôt.
La pensée queer a déjà formulé maintes propositions cherchant à déconstruire les systèmes disciplinaires du genre, du sexe, de l’orientation sexuelle, du désir, de la famille, de la filiation, de la race, de la nation, de la validité, du travail, de la citoyenneté, de la propriété, de la division de l’espace entre privé et public, de la justice, de la légalité, etc. La pensée queer invite à réévaluer la valeur et le sens accordés aux orifices et aux appendices, aux chorégraphies sociales, aux scripts sexuels – la domination du pénétrant universel sur l’anus global, pour reprendre les termes de Preciado, ne peut survivre à la mise en œuvre d’une praxis intersectionnelle, anticapitaliste et libérée de l’épistémè hétérosexiste blanche héritée des Lumières.
Dans la conclusion de son Deuxième sexe, Beauvoir formulait cet avertissement : « Prenons garde que notre manque d’imagination dépeuple toujours l’avenir. » La théorie et la praxis queers déploient depuis longtemps, grâce entre autres au travail du féminisme et de l’antiracisme, des efforts d’imagination importants qui invitent à concevoir des manières d’exister et d’organiser la société afin que toute personne, autodéterminée dans le respect de ses propres multitudes, puisse s’émanciper.
La révolution queer n’est pas seulement « à venir », donc : elle s’incarne d’ores et déjà dans des œuvres d’art, des programmes culturels, des lieux dédiés et des protocoles mémoriels, mais aussi dans la revalorisation de la place centrale que devraient occuper à la fois l’imagination et les expérimentations de toutes sortes – puisqu’il est possible, avec Christian Laval, de penser les utopies « comme des passages à l’acte, comme des pratiques, comme des processus ».
[1] « Utopie = no future », À bâbord !, no 38, février-mars 2011. Disponible en ligne.