Dossier - Queer : une révolution flamboyante
La langue française est straight
Les luttes queers, comme elles se jouent inévitablement sur le terrain de la langue, invitent à la révolution linguistique, ce qui n’est pas sans causer de vives réactions. Retour sur la controverse autour du pronom « iel » en français.
Peu d’ajouts aux dictionnaires de langue française ont créé autant de controverse que celui, en 2021, du pronom « iel » dans la version numérique du dictionnaire Le Robert, dont la mission est descriptive. Pourtant, la même année, les mots « sérophobie », « cododo » et « bouquinerie », pour n’en nommer que trois, ont aussi fait leur apparition dans Le Petit Robert, la version papier (et prescriptive) du dictionnaire de l’Académie française, sans soulever de tollé. Chaque année, de « nouveaux » mots s’ajoutent en effet au répertoire lexical de toutes les langues standardisées qui font l’objet de dictionnaires. Ces mots n’ont d’ailleurs rien de nouveau, ils existent déjà : ils sortent de la bouche des gens et circulent par le fait même dans l’espace social depuis longtemps. La norme accuse effectivement des années de retard sur l’usage (et non l’inverse), et les gens n’attendent pas nécessairement qu’un mot apparaisse comme par magie dans le dictionnaire de l’élite française pour nommer le monde qui change autour d’eux, et pour se nommer eux/elles/elleux/iels—mêmes.
La levée de boucliers à l’annonce de l’inclusion du pronom « iel » est due au fait que celui-ci force une faille à la fois dans la langue française et dans la binarité de genre, puisque c’est le système grammatical tout entier, lui-même fondé sur la binarité féminin/masculin, qu’il remet en question. Au-delà de symboliser le changement linguistique, le pronom rend visibles les gens qui ne s’identifient ni comme hommes, ni comme femmes, ou entre les deux, ou les deux, ce que beaucoup de gens ont du mal à concevoir. C’est que le pronom « iel » signale, pour reprendre les propos de Paul B. Preciado, non pas une nouvelle identité délimitée et facilement reconnaissable (ce qu’on pourrait appeler un troisième genre), mais bien une désidentification vis-à-vis des identités dominantes (les catégories homme/femme, mutuellement exclusives) qui n’aspire pas pour autant à forger une nouvelle identité fixe. [1]
Une telle désidentification (aux genres binaires, mais aussi aux pronoms, aux accords grammaticaux, et par conséquent aux formes linguistiques sanctionnées et reconnues comme légitimes) est déstabilisante. C’est qu’on a tendance à croire que les catégories identitaires (sexuelles ou linguistiques) qui nous définissent sont naturelles, qu’elles découlent de l’ordre normal des choses. La plupart des gens s’identifient effectivement à des catégories prédéterminées, déjà disponibles, qui dicteront par la suite, à différents degrés, leurs possibilités de vie. Le pronom « iel » représente donc pour certains une perte de repères, puisqu’il pointe vers de nouvelles possibilités au-delà de ce qui est généralement (re)connu, familier et permis. Dans un monde construit pour favoriser des formes de vie très précises et homogènes (hétéros, monogames, capitalistes, monolingues, etc.), le pronom « iel » bouleverse à la fois l’ordre sexuel et l’ordre linguistique. Il brouille autant les frontières des identités de genre — et, par extension, des orientations sexuelles — que celles de la langue française.
La langue, une affaire de nation
La langue française, dans toute sa normativité, son académicité et son monolithisme, est straight. Les gens qui la défendent becs et ongles contre ce qu’ils présentent comme des menaces extérieures ne réservent aucune place à la déviance, à l’exploration, à la nouveauté ; l’objectif serait de préserver le français, ce qui insinue qu’il existe dans un état canonique, ancien et pur, voire naturel, dont il faut assurer la reproduction. Or la langue française, comme toutes les autres langues nationales et standardisées, est une construction sociale, solidifiée au 19e siècle avec l’émergence de l’État-nation capitaliste en Europe pour servir de pilier unificateur et d’outil de communication (ou de propagande, c’est selon) à celle-ci. Ce qu’on appelle maintenant une « langue » est en vérité un ramassis de formes linguistiques autrement disparates qu’on a au cours de l’histoire fixées, homogénéisées, rapatriées sous le même drapeau : anglais, italien, français. Tout ce qui tombe en dehors des limites ainsi construites du français — le pronom « iel » et les problèmes d’accord qu’il suscite, mais aussi les « anglicismes », les fautes d’orthographe, les « accents étrangers » — figure donc comme menace à l’homogénéité (ethno)linguistique de la nation.
Le pronom « iel » figure doublement comme menace à la nation du fait qu’en plus de transgresser la norme linguistique, il chamboule l’ordre hétéronormatif et patriarcal en évoquant de nouvelles identités de genre et de nouvelles sexualités qui rompent avec la famille nucléaire et ses fonctions reproductives. La visibilité accrue de ces identités et sexualités, y compris dans la langue, révèle à de plus en plus de gens la nature construite, flexible et artificielle de la binarité de genre et des catégories qui en découlent (homme/femme, straight/gay). « Iel » est donc un problème doublement épineux pour la nation : iel corrompt le français et participe à l’érosion de l’outil de communication qui unit ses membres, et iel met en danger sa reproduction en menaçant son taux de natalité.
Les réactions au pronom « iel » visent ainsi à protéger le statu quo sur deux fronts : la normativité linguistique et la normativité sexuelle. Ce n’est pas une coïncidence si, au cours d’une même semaine au mois de mai 2022, le premier ministre François Legault a parlé de l’éventuelle disparition du français et des francophones au Québec (en faisant une comparaison boiteuse et condescendante avec la Louisiane), et l’élue républicaine Marjorie Taylor Greene a prédit l’extinction des personnes hétérosexuelles d’ici cinq générations aux États-Unis. Ce n’est pas non plus une coïncidence si, en novembre 2021, le chroniqueur Christian Rioux a ridiculisé le pronom « iel » et ses adeptes de la même manière qu’il ridiculise régulièrement les artistes s’exprimant en chiac et en franglais : en nous traitant de bébés gâtés, de fous furieux, de « handicapés », bref, en tentant de nous déshumaniser à coups d’insultes délibérément capacitistes. Les réactions au pronom « iel » sont un rejet en bloc non pas d’un simple pronom, mais de ce qu’il représente : il s’agit d’une négation des vies, des corps et des langues queer et d’un refus de brouiller les frontières, quelles qu’elles soient.
Parler queer
Quand des voix s’élèvent contre le pronom iel, quand on nous dit que son inclusion dans Le Robert en ligne est « destructrice des valeurs qui sont les nôtres » et qu’elle aboutira à une langue « souillée qui désunit les usagers plutôt que de les rassembler [2] », ce qu’on nous dit, c’est que le pronom (et ce qu’il représente) érode les valeurs nationales (lire : hétéropatriarcales). And you know what ? C’est vrai : la révolution queer veut voir tomber les frontières sexuelles, nationales et linguistiques. La révolution queer veut détruire les soi-disant valeurs nationales, car les communautés queer subissent régulièrement la violence de ces valeurs. La révolution queer reconnaît qu’elle est incompatible avec la nation, et travaille activement à créer un monde en marge de celle-ci plutôt que de chercher à s’y tailler une place. José Esteban Muñoz : « le là-bas de l’utopie queer ne peut être celui de la nation, qui est toujours très puissante bien qu’affaiblie. [3] »
La révolution queer ne se fera pas en français, ni en aucune autre langue standardisée, coloniale, rigide for that matter : elle se fera en chiac, en spanglish, en mi’kmawi’simk, pour autant que ces formes demeurent insaisissables et fugitives, c’est-à-dire queer et méconnaissables par l’État et le capitalisme. Vivre queer, faire queer, c’est d’abord et avant tout désinvestir dans les formes reconnues par l’État, le but étant de toujours produire des formes, des discours, des vies que le pouvoir sera incapable de reconnaître et de hiérarchiser, y compris dans l’arène de la langue.
[1] En entretien avec Victoire Tuaillon dans le balado Les couilles sur la table : « Cours particulier avec Paul B. Preciado (1/2) ».
[2] Le député français François Jolivet, dans une lettre envoyée à l’Académie française le 16 novembre 2021 et publiée sur Twitter.
[3] José Esteban Muñoz, Cruising Utopia : The Then and There of Queer Futurity, New York University Press, 2019, p. 29. Traduction libre.