G(A)FAM. Le géant des apparences

No 093 - Automne 2022

Culture numérique

G(A)FAM. Le géant des apparences

Yannick Delbecque

L’expression « GAFAM » désigne les cinq entreprises états-uniennes, toutes du secteur technologique, ayant la plus grande capitalisation boursière. L’entreprise qui domine ce palmarès est Apple.

En début d’année 2022, Apple a battu son propre record de capitalisation boursière, c’est-à-dire la valeur totale de toutes ses actions. Elle a franchi le cap symbolique de 3000 milliards, un sommet depuis la création des places boursières. Elle devance Microsoft, la seule autre entreprise dont la valeur dépasse 2000 milliards. Ces gigantesques montants ont de quoi étourdir tant il est difficile d’en apprécier la démesure. En 2020, la valeur d’Apple était, à elle seule, plus grande que la valeur combinée des quarante entreprises les plus importantes cotées à la bourse de Paris (CAC40). Ces valeurs boursières spectaculaires reflètent la foi des investisseurs en la capacité d’innovation d’Apple.

Les revenus de l’entreprise avaient atteint 365 milliards de dollars US en 2021, un sommet historique quatre fois plus élevé que dix ans plus tôt. D’où proviennent ces revenus ? Apple a longtemps été associée à son ordinateur Macintosh, dont les multiples variantes seront son produit phare jusqu’au moment où les ventes de son téléphone portable « intelligent » le détrônent. Aujourd’hui, Apple vend donc principalement des téléphones portables, ce qui représente un peu plus de la moitié de ses revenus. À l’instar de plusieurs autres GAFAM, Apple s’est lancé dans la commercialisation de divers services en ligne (diffusion de vidéos, de musique et d’information, système de paiement, publicité, stockage de données, etc.) et ceux-ci lui rapportent 20 % de ses revenus. Ses autres sources de revenus sont la vente d’ordinateurs, de tablettes électroniques et de technologies portables ou pour la maison, qui lui rapportent des parts respectives de 11 %, 8 % et 9 % de ses revenus.

Bébelles rebelles ?

Apple a longtemps cultivé une image d’« innovatrice rebelle ». Le coup d’envoi est une célèbre publicité référant au livre 1984 d’Orwell dans laquelle l’entreprise annonce la mise en marché du premier ordinateur Mac en promettant à ses client·es d’échapper à l’emprise de Big Brother. Elle réussit à associer le look « bureautique » des ordinateurs personnels d’IBM à la conformité. Près de 40 plus tard, cette image de rébellion a ironiquement transformé Apple en géant dominant du numérique.

En réalité, l’entreprise a su plusieurs fois s’inspirer de produits ou de prototypes existants pour en faire dériver un produit plus achevé, et, surtout, le mettre en marché avec une promotion agressive le présentant comme une innovation révolutionnaire… que toute personne souhaitant faire l’expérience des dernières prouesses technologiques devait absolument acheter.

Cette image de nouveauté révolutionnaire est furieusement défendue. Les employé·es des usines fabriquant les appareils du géant sont étroitement surveillé·es afin d’éviter toute fuite d’information sur les nouveaux produits. L’entreprise utilise aussi la menace de représailles légales et elle a même exigé que certaines équipes de travail portent des caméras corporelles similaires à celles portées par des corps policiers. De plus, Apple s’est souvent opposée par différents moyens au « bidouillage » de ses appareils, cela en rendant volontairement difficiles les modifications et réparations matérielles ou logicielles et utilisant même la dissuasion légale auprès de sites qui diffusent de telles informations techniques.

Fabriques de malheur

En 2010, le suicide de quatorze employé·es des usines chinoises du fabricant taïwanais Foxconn, le principal fabriquant des appareils d’Apple, a mis au jour les conditions de travail exécrables qui y régnaient. Après la tragédie, Apple s’est engagée à faire respecter une liste de normes à ses fournisseurs, que ceux-ci contournent régulièrement. Par exemple, en plus d’engager des étudiants et étudiantes « stagiaires », un rapport récent du Australian Strategic Policy Institute révélait qu’Apple profitait directement ou indirectement du travail forcé de Ouïgour·es. Les entreprises minières qui fournissent certains matériaux utilisés dans la fabrication des produits du géant embauchent souvent des enfants qui doivent travailler dans des conditions très dangereuses.

Apple réagit très lentement quand des fautes importantes à ses propres normes sont portées à son attention. Selon d’ancien·nes employé·es de l’entreprise, Apple considère que les craintes de pertes de profits et de retards de production l’empêchent de couper les liens avec les fournisseurs fautifs. Le géant rend ceux-ci responsables des conditions de travail de leurs employés, sans admettre sa propre responsabilité dans le problème. En effet, même en connaissant les conséquences d’une telle pression, Apple impose un calendrier de production ne pouvant être réalisé qu’avec une force de travail immense en période de pointe, ce qui pousse ses fournisseurs à opérer dans ces conditions de travail de misère.

Innovation fiscale

Apple est une championne de l’évitement fiscal. Elle a même été l’une des pionnières de l’industrie technologique en cette matière, en créant différentes techniques maintenant imitées par plusieurs autres entreprises états-uniennes. La plus célèbre de ces méthodes est de faire transiter ses revenus par l’Irlande, les Pays-Bas et les Caraïbes. Ces multiples manœuvres fiscales permettent à l’entreprise d’éviter de payer plusieurs dizaines de milliards d’impôts chaque année.

Il y a dix ans, ces manœuvres ont attiré l’attention d’un comité sénatorial aux États-Unis qui a en a dévoilé publiquement le détail. La pression internationale a forcé l’Irlande à modifier ses règles fiscales, mais en accordant un délai de plusieurs années aux entreprises utilisant le « stratagème irlandais ». Comme révélé dans les Paradise Papers, ce délai a permis à Apple de modifier sa stratégie en secret pour y ajouter le paradis fiscal britannique de l’île de Jersey. En 2016, une agence européenne anti-monopole a réussi à condamner l’Irlande à récupérer 13 milliards d’euros d’impôts impayés par Apple, en considérant cette somme comme une aide financière illégale de l’Irlande. Ironiquement, l’État irlandais a fait appel de cette décision, préférant se priver de cette somme plutôt que de compromettre un arrangement qui lui est très profitable. Apple et l’Irlande ont réussi à faire annuler cette condamnation importante en 2020, mais cette décision est elle-même portée en appel par les autorités européennes.

Boutique de domination

Apple fait aussi l’objet d’attention judiciaire concernant des abus de position dominante. Ayant popularisé son magasin d’applications en ligne pour son populaire téléphone intelligent, l’entreprise s’est placée dans une position unique où elle contrôle totalement les règles de ce marché qu’elle a elle-même créé. Ainsi, une procédure de l’Union européenne examine présentement comment Apple facture une commission de 15 % à 30 % aux éditeurs d’applications utilisant sa boutique en ligne, faussant ainsi la concurrence. Dans le même esprit, aux États-Unis, une juge fédérale a interdit à Apple d’imposer l’utilisation de son propre système de paiement aux éditeurs d’applications pour les achats effectués dans leurs produits.

Le concept de boutique en ligne d’applications simplifie l’installation de nouveaux logiciels sur les appareils, mais son contrôle centralisé permet aussi différentes formes d’abus. Apple est l’arbitre ultime des applications permises ou non sur sa plateforme et ceci lui donne un pouvoir de censure. L’entreprise a notamment exercé ce pouvoir pour éviter de déplaire à différents régimes répressifs, comme ceux de la Chine et de la Russie. Apple a d’ailleurs conclu une entente secrète avec la Chine en 2016, promettant des investissements importants en échange d’aide commerciale de l’État chinois.

Le contrôle du géant sur sa boutique en ligne lui permet aussi d’exercer une pression commerciale sur ses concurrents. Apple a même réussi à faire plier un autre GAFAM, Facebook, parce que son application publicisait le fait qu’Apple prélevait 30 % des ventes d’accès aux évènements en ligne. En 2013, Apple a aussi été reconnu coupable d’avoir joué un rôle central dans une entente entre plusieurs éditeurs de livres visant à limiter la compétition dans la vente de livres électroniques.

Ce niveau de contrôle ne résulte d’aucune nécessité technique, mais est plutôt le fruit d’un travail visant à créer un environnement technologique fermé dont Apple conçoit et contrôle les moindres détails.

Un dossier incomplet

Ce court texte ne fait qu’un survol des principaux reproches faits au géant des apparences. Le partage inéquitable des revenus de vente des produits d’Apple entre celles et ceux qui les fabriquent dans des conditions misérables et une entreprise qui les met en marché de manière colorée montre que Apple bat encore de nouveaux records : celui de l’absurdité d’un capitalisme mondial qui lui permet d’exploiter des travailleurs et travailleuses sans leur donner une juste part de ses immenses revenus mis à l’abri dans les paradis fiscaux. 

 

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème