Ces gens qui m’expliquent la vie

No 093 - Automne 2022

Regards féministes

Ces gens qui m’expliquent la vie

Kharoll-Ann Souffrant

Qui n’a jamais eu l’honneur de se faire expliquer la vie par un homme sur des sujets concernant les femmes ? Or, cette irritation quotidienne n’est pas seulement l’apanage masculin, puisque de nombreuses femmes blanches reproduisent ce schéma envers les femmes racisées.

Dans un billet de blogue publié en 2008 sur la plateforme TomDispatch, l’écrivaine américaine Rebecca Solnit y va d’une anecdote qui fait franchement sourire. Elle y relate sa rencontre avec un homme qui se trouve à lui expliquer avec condescendance le propos d’un livre, sans réaliser que son interlocutrice en est l’autrice. Elle écrira « chaque femme sait de quoi je parle » en référence à ce type de situation fâchante.

En effet, il arrive trop souvent que les hommes surestiment leurs capacités et leurs connaissances, parfois dans des domaines où ils n’ont pas ou peu d’expertise. À l’inverse, nombreuses sont celles qui doutent de leurs connaissances et de leur savoir-faire, même lorsqu’elles cochent toutes les cases de la compétence.

En 2014, Solnit publiera l’essai Men Explain Things to Me, qui inspirera l’expression mansplaining (que certain·es traduiront par « mecsplication »). Il s’agit d’un mot-valise composé de « homme » (man) et de « qui explique » (explaining). Selon le Conseil du statut de la femme du Gouvernement du Québec, un mecspliqueur est un « homme qui est convaincu de mieux connaître un sujet qu’une femme alors que le sujet la concerne, elle. »

Dans le même esprit, la journaliste franco-sénégalaise Rokhaya Diallo, en collaboration avec l’illustratrice Blachette, publiera en 2021 la bande dessinée M’explique pas la vie, mec !. Sur un ton humoristique, Diallo et Blachette y abordent des situations où les comportements masculins effacent les femmes. On y aborde notamment les notions de manterrupting, le fait de se faire couper la parole par un homme, et de manspreading, lorsque des hommes en transport en commun s’assoient en écartant leurs jambes de façon à occuper plus d’un siège.

J’ai souvent été victime de mansplaining au cours de ma vie, mais j’ai également reçu cette condescendance de la part de femmes blanches, mais pas que. J’ai beau être doctorante, chargée de cours à l’université et enseigner sur des enjeux touchant les violences faites aux femmes à des étudiant·es en travail social et en criminologie, il y a toujours certaines femmes qui ne sont pas prêtes à reconnaître que j’ai de l’expertise sur ce sujet, et ce, depuis belle lurette.

Plus encore, certaines vont même jusqu’à répandre des accusations mensongères et diffamatoires de « vol d’idées » ou de « plagiat » à l’encontre de femmes noires et racisées sans réaliser que ces idées font partie du « sens commun » pour toutes les personnes qui œuvrent dans le domaine des violences faites aux femmes. Par exemple, expliquer que les femmes ne font pas confiance au système de justice criminelle en matière de violences sexuelles n’a rien de révolutionnaire. C’est une notion qui est présente et qui a fait l’objet de très nombreuses études scientifiques et de livres, dans plusieurs juridictions à travers le monde depuis que ces violences sont criminalisées. De plus, expliquer que le monde a besoin de se réinventer après la pandémie de COVID-19 en matière d’environnement, de féminisme, d’antiracisme et de justice sociale n’est pas spectaculaire en soi. Cette notion fait partie de nombreuses conférences, colloques, essais et fellowships comme thématique principale, et ce, depuis les deux dernières années.

En ce sens, à moins d’être le prochain prix Nobel ou Picasso 2.0, nous sommes rarement aussi originaux ou originales qu’on prétend l’être. Ce qu’on exprime, il est fort probable que d’autres le pensent aussi ou qu’ils y aient pensé avant nous. Il y a également certaines idées et concepts qui sont dans l’air du temps.

Plus on apprend, plus on réalise que l’on sait peu de choses. Le plus souvent, les chercheur·euses universitaires ajoutent une petite brique à l’édifice de ce qui est déjà connu pour toutes les personnes qui se penchent sur le même objet d’étude avec un angle nouveau. Très rares sont ceux et celles qui feront des découvertes qui révolutionneront complètement leur champ ou leur domaine.

J’ai appris à tenir pour acquis que mon interlocuteur ou mon interlocutrice sait très probablement des choses sur l’objet de notre discussion. Je suis souvent irritée lorsque l’on m’explique mon champ d’expertise sans jamais me demander ce que je sais sur le sujet. Ainsi, l’une des choses que la recherche m’aura apprises, c’est l’humilité. Une qualité qui fait malheureusement défaut à beaucoup d’hommes, mais aussi, avouons-le, à certaines femmes en position de pouvoir.

Thèmes de recherche Féminisme, Analyse du discours
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