Dossier : Changer le monde - Où (…)

La justice pour toutes !

Alexa Conradi

Un féminisme dépolitisé a réussi à s’imposer au Québec avec le concours des gouvernements, des médias, de l’industrie du divertissement et parfois même des groupes de femmes.

Il s’agit d’un féminisme néolibéral qui opère comme si l’égalité entre les hommes et les femmes était compatible avec le capitalisme globalisé, même si ce système ne cesse de créer des inégalités. Dans ce contexte, il importe au mouvement féministe d’articuler plus clairement un discours critique pour ne pas se faire récupérer par des forces néolibérales ou conservatrices qui se réclament, sans gêne, de l’égalité hommes-femmes.

La force révolutionnaire du féminisme

« Le féminisme vise l’égalité entre les hommes et les femmes. » Il s’agit là d’une expression consacrée. La politique québécoise en condition féminine s’est construite autour de cette idée. La Charte des droits et libertés de la personne au Québec reprend l’expression, qui deviendra un véritable slogan. Le Conseil du statut de la femme et plusieurs groupes de femmes s’en servent pour définir succinctement la lutte féministe. Les journalistes la reprennent. Elle résume bien une aspiration claire, logique et concise.

Le problème, c’est que cette expression est réductrice. Elle dit trop peu. Où sont la justice, la paix, la liberté, la solidarité dans cette expression ? Où est sa portée transformatrice, voire radicale ? En vérité, la force révolutionnaire du féminisme n’y apparaît pas. Devant l’effacement des véritables objectifs du mouvement, les féministes ont tout intérêt à porter un regard critique sur cette expression devenue lieu commun. Quant à moi, j’avance que le mouvement féministe doit oser définir son projet politique autrement.

Pour plusieurs, l’égalité se résume à l’idée que les femmes sont les égales des hommes ou encore qu’elles prennent leur place dans le monde tel qu’il est construit. Cette perspective laisse entendre qu’il suffirait d’insérer les femmes à tous les endroits historiquement dominés par les hommes pour arriver à l’égalité, avoir plus de femmes en politique, cheffes d’entreprise ou exerçant des métiers traditionnellement masculins (même s’il en faut, c’est vrai).

Cette vision « libérale » de l’égalité entre les femmes et les hommes a bonne presse, phénomène plutôt rare dans l’histoire du féminisme. Les médias accordent beaucoup de place aux Sheryl Sanders et Monique Jérôme-Forget de ce monde qui proposent aux femmes d’oser atteindre les sommets. Cette façon de concevoir l’égalité s’est incarnée dans les propos de la ministre responsable de la Condition féminine, Lise Thériault : « Tu veux prendre ta place ? Faire ton chemin ? Let’s go, vas-y ! » Il suffirait aux femmes d’oser davantage, de prendre plus de risques.

On célèbre les succès des femmes lorsqu’elles percent le plafond de verre. Mais on omet de noter les morceaux de vitre qui tombent sur celles toujours prises sur un plancher collant ou qui tiennent les murs en place. L’égalité entre les femmes et les hommes est devenue synonyme du féminisme « trickle-down ». La théorie du « ruissellement économique » postule que les avantages de la création de la richesse ruissellent naturellement vers le bas et que tout le monde peut en bénéficier. Dans les faits, ce phénomène crée et reproduit toujours plus d’inégalités.

Le féminisme du ruissellement de notre gouvernement a fait bien peu pour les 1,7 million de femmes au Québec vivant avec moins de 25 000 $ par année, soit la moitié des femmes actives. Il n’y a eu aucune amélioration des normes du travail pour contrer la précarité et l’exploitation ; aucune hausse substantielle du salaire minimum ; aucune amélioration de la rente de retraite ; aucune action contre la discrimination sexuelle ou raciale à l’embauche ; aucune action pour contrer la non-reconnaissance des diplômes ou le sous-emploi des femmes immigrantes ; aucune action contre la ghettoïsation des femmes racisées ; enfin, aucune amélioration des conditions de vie des personnes recevant de l’aide sociale.

En revanche, avec les coupes austéritaires, nous avons notamment assisté à une forte dévalorisation des métiers occupés majoritairement par des femmes dans les services publics et à l’augmentation de la charge du travail effectué gratuitement par les femmes.

Nos luttes, nos mots

La politique néolibérale est clairement nocive. Ce n’est certes pas un changement de slogan qui forcera un changement de cap dans la direction gouvernementale. Mais nous devons nous approprier les termes de notre émancipation et imposer notre logique, notre langage dans l’espace public. Le langage de l’égalité hommes-femmes cantonne le féminisme dans des dynamiques que le mouvement rejette. Ainsi, la lutte passe par les mots que nous choisissons pour nous définir et nous projeter.

Dans cette optique, la Fédération des femmes du Québec (FFQ) a adopté une devise qui élargit la portée du projet féministe : « L’égalité pour toutes, l’égalité entre toutes. » Celle-ci laisse entendre que l’enjeu n’est pas seulement l’égalité entre les hommes et les femmes, mais aussi l’égalité entre différentes classes de femmes. L’égalité concerne toutes les femmes, qu’elles soient serveuses, domestiques, cheffes d’entreprise ou sans emploi ; qu’elles soient noires, blanches, latines ou asiatiques ; qu’elles appartiennent ou non à une minorité sexuelle, linguistique, religieuse ou culturelle ; enfin, qu’elles soient mères ou non, cisgenres ou trans.

Ce slogan ramène clairement l’enjeu de la hiérarchie sociale. Si nous voulons donner accès à l’égalité à toutes les femmes, il faut d’abord penser que les femmes n’ont pas toutes les mêmes conditions, les mêmes réalités. Les obstacles à l’égalité ne sont pas les mêmes pour une femme autochtone ayant des parents survivants des pensionnats ou pour une Franco-Québécoise blanche qui a étudié en génie civil. Toutes deux vivent des situations d’inégalité, mais pas les mêmes. Les ressources leur étant disponibles pour les affronter diffèrent tout autant. La perspective traduite par le slogan de la FFQ ouvre la voie à une prise en compte de la justice sociale comme dimension essentielle de l’égalité.

Les féministes de la Marche mondiale des femmes aux États-Unis – un mouvement composé surtout de travailleuses noires, latinas ou queers – proposent de centrer le féminisme autour de la justice, qu’elles nomment la justice de genre (gender justice). Elles allient donc la lutte des femmes à celles touchant l’oppression de classe, le racisme, l’hétéronormativité et la transmisogynie qu’elles voient comme imbriquées. Plus concrètement, elles traduisent actuellement cette analyse en une lutte contre le sexisme, le fascisme et le capitalisme de Trump et contre le néolibéralisme économique et guerrier de Clinton.

Au moment où les femmes noires et musulmanes à Montréal s’activent contre le racisme systémique ; où les femmes autochtones brisent le silence sur les agressions sexuelles vécues aux mains de la police ; où la difficulté d’accès à un logement fragilise la vie de plus en plus de femmes ; où les métiers des femmes sont attaqués ; où les femmes transsexuelles migrantes réclament le droit à un changement de nom… le défi du féminisme ne peut se réduire à l’idée de l’égalité entre les femmes et les hommes. La justice pour les femmes en dépend.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème