Un parcours singulier

No 066 - oct. / nov. 2016

Entretien avec Monique Béchard – première partie

Un parcours singulier

Monique Béchard, Gabriel Martin

Il y a de ces gens qui vous vampirisent et vous soutirent toute votre énergie. Eh bien, Monique Béchard est tout le contraire : elle vous transfuse de sa bonne humeur dès la première rencontre. Entretien avec une femme au franc-parler.

Née le 7 novembre 1922, Monique Béchard devient, en 1947, la première Canadienne française à obtenir un doctorat en psychologie. L’historiographie québécoise féministe la retient notamment pour les textes qu’elle publie au début des années 1950 dans la revue Collège et Famille afin de défendre l’éducation supérieure des femmes, dans une société valorisant plutôt le triptyque mariage-maternité-domesticité.

Encore trop peu connue, l’histoire béchardienne – bien réelle malgré ses apparences romanesques – illustre bien les tensions ayant opposé le bas et le haut clergé, dans un Québec duplessiste où quelques laïques ont pu répondre à leur vocation intellectuelle grâce à l’aide discrète de religieux et religieuses aujourd’hui occultés des mémoires.

Femme à l’esprit vif et à l’air rieur, Monique Béchard mène toujours une vie active, trop active même pour rédiger ses mémoires, malgré les demandes récurrentes de maintes personnes qui ont croisé son chemin. Après avoir remué ciel et terre pour la retracer, je suis parvenu à la joindre à son domicile de Magog, où elle m’a offert le privilège de mener l’entretien qui suit.

À bâbord ! : Dites-nous, dans les années 1930, au Québec, à quel genre de vie une jeune femme pouvait-elle réalistement aspirer ?

Monique Béchard : J’ai vécu à l’époque où les femmes faisaient essentiellement deux choses : être mère ou être reine du foyer – j’aime mieux dire gardienne du nid ! [rires] Les femmes sans instruction pouvaient devenir femmes de ménage. Quelques-unes pouvaient aussi aspirer aux professions d’institutrice, d’infirmière et de secrétaire, mais c’était à peu près tout : on ne pouvait réellement espérer autre chose.

ÀB ! : Comment s’est donc manifestée votre propension aux études, dans une société aux horizons si étroits pour les jeunes femmes ?

M.B. : Depuis mon jeune âge, je trouvais que les activités des gars étaient beaucoup plus amusantes que celles des filles. Dans les réunions de famille, les hommes et les femmes se tenaient en deux groupes séparés. J’écoutais les conversations d’un côté comme de l’autre. Que les discussions des femmes m’apparaissaient ennuyantes ! Elles parlaient presque exclusivement de maternité, de maladie, de cuisine et de ménage. Rien d’intéressant ! Les hommes, pour leur part, parlaient de travail, mais aussi de politique. J’ai pris goût au sujet, qui me captivait. J’ai alors compris que j’avais envie d’étudier une matière hors du cadre traditionnel réservé aux filles.

Cependant, à l’époque, une femme désirant étudier au collège ou à l’université était considérée comme une « extraterrestre ». À l’inverse, il était jugé normal que les parents fassent des sacrifices afin de fournir à leurs garçons l’argent nécessaire pour accéder aux cours classiques.

ÀB ! : Dans un tel contexte, qu’est-ce qui vous a tout de même permis d’accéder aux études supérieures ? Aviez-vous des parents particulièrement ouverts ?

M.B. : En fait, dans la famille, les gens n’étaient pas d’accord avec mes aspirations. On me le répétait : « Le cours classique, c’est pour les garçons, pas pour les filles. »

Les sœurs de la congrégation de Notre-Dame m’ont toutefois prise sous leur protection, si je peux dire. Mère Saint-Ambroise de Milan connaissait un peu ma famille. Ayant entendu parler de mon intérêt pour les études, elle est allée voir mes parents et elle les a convaincus que je sois admise au collège classique Marguerite-Bourgeoys, un collège pour filles situé à Westmount.

Les sœurs de la congrégation étaient d’avant-garde. Elles ont été les premières à ouvrir un cours classique pour les filles. Elles étaient de vraies pionnières.

ÀB ! : Les cours classiques pour les garçons étaient plutôt dispendieux. En était-il de même pour ce nouveau cours ? Étiez-vous nombreuses à y avoir eu accès ?

M.B. : Nous n’étions pas nombreuses, une dizaine d’étudiantes environ. Mes camarades de classe étaient ce qu’on appelle des bourgeoises, toutes des filles de familles riches. Quant à moi, mes parents n’étaient pas riches, mon père ayant été chômeur un bout de temps.

Comme nous n’avions pas d’argent, les sœurs m’ont acceptée gratuitement au collège : ça ne me coûtait rien. Je n’avais même pas l’argent pour me payer les repas et elles me les offraient gratuitement… en cachette ! Discrètement, elles me passaient quelque chose. Seules la directrice et quelques sœurs étaient au courant. J’ai été chanceuse en titi ! Il ne fallait toutefois pas que les autres étudiantes le sachent.

ÀB ! : Et cette période n’est pas la fin de votre parcours, bien au contraire. Vous êtes ensuite allée à l’université, est-ce bien juste ?

M.B. : Oui, après avoir obtenu mon baccalauréat en 1943 pour mon cours classique, je voulais aller à l’université, comme le plus jeune de mes frères, qui était médecin.

Les études en psychologie m’intéressaient. Pourquoi dans ce domaine ? À l’époque, j’étais cheftaine chez les guides. L’aumônier provincial, le compétent père Alcantara Dion, était alors mon conseiller spirituel et d’orientation professionnelle. L’Institut de psychologie venait d’ouvrir, le père m’a donc dit : « Je te suggère d’aller en psychologie, ça commence et il y a de l’avenir là-dedans. Je te vois bien dans ce domaine. » J’étais guide scoute depuis l’âge de 13 ans. Rendue à 20 ans, j’étais bien imprégnée du mouvement et j’avais effectivement pris le goût de l’éducation des enfants, des adolescents et des préadolescents. Je me suis donc dit qu’en psychologie, je continuerais de faire ce qui me plaît.

ÀB ! : Comment une jeune femme pouvait-elle se payer des cours universitaires à l’époque ? Est-ce vos parents qui connaissaient alors meilleure fortune qu’auparavant ?

M.B. : Mon père n’avait pas plus d’argent, mais il était toutefois d’accord que j’étudie à l’université. Mes parents étaient heureux que je m’instruise. La société commençait à changer et leur opinion avait évolué.

L’aumônier de mon frère Gaston, alors prêtre, était prêt à payer mes études universitaires. Il s’agissait aussi de l’aumônier du camp de l’île Saint-Bernard, où j’allais faire du bénévolat auprès des enfants handicapés avec toute la gang des Sœurs grises. Les sœurs nous ont bien aimées et elles étaient épatées : j’avais amené quatre de mes compagnes de collège, des filles de familles bourgeoises, pour nous aider et elles avaient été merveilleuses. On s’était organisé un peu à la scoute.

Lorsque l’évêque de Gaston a appris qu’on payait ainsi mes études, il s’y est opposé. Il préférait garder l’argent pour les séminaristes qui allaient devenir prêtres, plutôt que pour une fille qui voulait aller en psychologie.

Par chance, mon père s’est trouvé un emploi au même moment et m’a offert de payer mes études. Après tout, j’étais la seule qui restait encore à la maison !

ÀB ! : Vous avez donc pu étudier à l’université en psychologie comme désiré. À quoi ressemblait votre promotion ?

M.B. : J’étais dans la deuxième promotion de l’Institut de psychologie de l’Université de Montréal, qui était, à l’époque, affilié à la Faculté de philosophie. La promotion qui m’avait précédée était seulement composée de deux laïcs, de deux frères et d’un prêtre, si je me rappelle bien. Une femme dont j’oublie le nom était aussi inscrite à temps partiel.

Quand je suis arrivée à l’université pour la première fois, j’ai eu toute une surprise. Sans même nous l’être dit, nous étions quatre filles du même collège à s’être inscrites en psychologie ! Dans notre promotion, nous étions donc quatre filles laïques, Françoise Maillet, Renée Blanchard, Suzanne Gratton et moi. Il y avait aussi deux laïcs, Guy Beauchemin et Charles Gill, ainsi que deux autres, le frère Chapdelaine et le frère Léonard.

J’étais de la deuxième promotion, c’est pour ça qu’à la réception de mon doctorat, en 1947, j’ai été la première femme. Ça a fait jaser un petit peu. Des articles sont même parus dans le journal.

Les autres filles n’ont pas fini leurs études, elles se sont plutôt mariées ! [rires] Moi, je me suis mariée plus tard. Je me disais : je ferais bien mieux de finir mon cours et de me marier plus tard si ça adonne ! Depuis le temps que je travaillais ! [rires]

ÀB ! : Quelque temps après vous avez publié, dans plusieurs périodiques, dont la revue Collège et famille, des articles qui ont fait beaucoup parler. En gros, vous y défendiez l’accès des femmes aux études supérieures. Pouvez-vous nous raconter ?

M.B. : Comme nous disions, j’ai fait mes études quasiment par miracle. Durant la même période, il y avait une campagne contre les collèges féminins. Cette campagne prétendait que seules les écoles ménagères étaient réellement importantes, que toutes les filles devaient aller soit à l’école ménagère, soit à l’école normale.

ÀB ! : Était-ce le clergé qui préconisait tant la formation de femmes au foyer et de maîtresses d’école ?

M.B. : Oui ! Il n’y avait pas de ministère de l’Éducation à l’époque. Le comité catholique du département de l’Instruction publique, qui était composé de tous les évêques de la province et d’un nombre égal de laïcs, régnait sur l’éducation. Le gouvernement donnait donc des subventions aux collèges des garçons et fournissait aussi de l’argent aux écoles ménagères et aux écoles normales pour filles, mais il n’en aurait jamais fourni pour leur offrir des cours classiques.

Dans sa campagne, le clergé parlait contre les cours classiques pour les filles. On riait des bachelières. On disait que nous allions faire de la soupe aux alphabets grecs et des niaiseries de même. On nous comparaît aux suffragettes d’Angleterre, qui y allaient à fond de train. On nous traitait donc d’excessives.

À l’époque, je travaillais au collège Saint-Denis. J’avais un peu de temps de reste. Je lisais les articles et écoutais les conversations. Ça me choquait tant que je me suis dit : « Je vais écrire. » Et j’avais la réputation d’être capable d’écrire.

J’en ai parlé à l’aumônier du collège, un père jésuite qui connaissait toute ma famille, le père Marie-Joseph d’Anjou. Il dirigeait la revue Collège et famille. Il m’a dit : « Vous écrivez ? Hé bien ! Je vais faire paraître vos articles ! »

Il lisait donc mes articles et m’aidait en me signalant mes fautes de français et les passages à clarifier, sans ne jamais rien censurer.

C’est comme ça que les articles défendant l’éducation supérieure pour les femmes ont commencé à paraître. Il faut dire que les écoles ménagères n’aimaient pas ça, parce que je ne les manquais pas des fois !

Retrouvez la suite de l’entretien de Gabriel Martin avec Mme Béchard dans le numéro 67.

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