Superhéros, propagande et empire

No 066 - oct. / nov. 2016

Culture

Superhéros, propagande et empire

David Sanschagrin

Dans le contexte de la montée du nazisme, deux artistes juifs américains créèrent la bande dessinée Superman en 1938. Le nombre de ces justiciers s’est dès lors multiplié et leurs ennemis ont toujours reflété les défis politiques des États-Unis, comme la guerre froide. Quel sens donner à tous ces surhumains en collants qui déferlent sur le grand écran ?

Depuis le 11 septembre 2001 particulièrement, l’industrie cinématographique exploite en effet la nouvelle frontière qui sépare la civilisation de la barbarie, carbure à la peur du terroriste étranger, mais aussi au besoin d’être rassuré de la part du public. Car, tout comme l’Amérique, les superhéros ne peuvent échouer. Ce marché de la peur est lucratif, d’où le pullulement de ces superproductions qui partagent une même trame narrative aux implications politiques insidieuses.

L’exception et la justice

L’univers du superhéros est redondant : la société est terrorisée par d’obscures forces barbares et toutes puissantes que les institutions publiques, évidemment corrompues et inefficaces, ne parviennent à repousser. Face à ce péril, les lois deviennent nécessairement une entrave aux forces du bien, car les vilains ne respectent pas les règles des sociétés civilisées. La lutte pour la justice réclame donc d’aller au-delà de la loi. L’exceptionnalisme bienfaisant du justicier, ne pouvant que réussir malgré les épreuves, répond ainsi à l’extrême malfaisance du terroriste.

Ce scénario catastrophe ferait rigoler s’il n’était pas en toile de fond de la majorité de ces films fortement financé par Hollywood. Le justicier violant la loi pour défendre la justice est un thème récurrent qui reflète et nourrit les sentiments populaires que les élites sont corrompues et inefficaces, que l’État est liberticide et qu’une menace sourde se profile à l’horizon. Les franchises Batman, Avengers, Iron Man, Captain America jouent toutes à leur façon ce même air.

Les ennemis de la civilisation

La superproduction estivale de 2016, Captain America : Civil War, reprend cette idée de l’exceptionnalisme des États-Unis, de son rôle de police mondiale et propose une énième et lassante lecture néoconservatrice de la civilisation contre la barbarie.

Dans ce film, le vilain, Heinrich Zemo, était membre d’une ancienne organisation terroriste nazi d’Europe de l’Est, Hydra, qui aspirait à dominer le monde. Zemo est un nihiliste cherchant à détruire la civilisation pour venger la mort de sa famille, victime de dommages collatéraux à la suite de l’intervention en Sokovie (un fictif pays de l’Europe de l’Est) du groupe de superhéros les Avengers contre Hydra. Pour réussir son plan diabolique, Zemo utilise une arme du passé : un puissant assassin modifié génétiquement par les Soviétiques, le Winter Soldier.

Ce type de personnage rappelle les propos d’Umberto Eco (De Superman au Surhomme, Grasset, 1993) à propos de la bande dessinée Superman : « Tout méchant l’est de manière radicale, sans espoir de rédemption. » Si le méchant n’a aucune possibilité de rédemption, il ne faut pas chercher à le comprendre, mais à le combattre de manière impitoyable. Dans sa lutte contre les ennemis de la civilisation, l’Amérique, tout comme ses superhéros, ne peut se permettre le luxe de douter d’elle-même et de brouiller la frontière entre le bien et le mal.

Les superhéros et le droit

Dans Captain America, la force du bien est une petite armée privée de surhumains, les Avengers, qui n’a aucun compte à rendre aux autorités publiques et ne respecte pas le droit international. L’intervention de cette petite armée en Sokovie résulte en de terribles dommages collatéraux dénoncés par la communauté internationale. Les Avengers acceptent alors d’être encadrés légalement par les Accords de Sokovie adoptés à l’ONU. Or, intervenir seulement à la demande de l’ONU divise les Avengers.

Le camp mené par l’industriel milliardaire Tony Stark (Iron Man) accepte les Accords, jugeant que les pertes de vies humaines innocentes, résultantes de leurs interventions arbitraires, sont inacceptables.

Le groupe dirigé par le parfait boy scout et patriote Steve Rogers (Captain America) accepte la responsabilité de ces dommages collatéraux, invoquant que le sacrifice de quelques-uns permet de sauver les autres. La signature des Accords signifierait se mettre au service de la politicaillerie. Les Avengers seraient ainsi forcés d’intervenir sur des terrains où il ne semble pas nécessaire d’agir, selon eux, et paralysant leur action pour les causes justes. Comme les ennemis de la civilisation ne suivent aucune règle, le maintien de la paix implique une force qui ne s’embourbe pas dans le dédale du droit et des compromis politiciens.

L’échec des Avengers onusiens à stopper le terroriste Zemo amène Stark à revoir sa stratégie pour s’allier à Rogers. Dès lors, Stark joue sur deux tableaux en même temps, la légalité et l’arbitraire, selon son avantage.

Privatisation et illégalisme

La morale du film est limpide : la division des Avengers sur le respect du droit international et leur soumission à l’ONU a paralysé leur action et fait le jeu des terroristes. L’unité et l’arbitraire des forces du bien sont donc les façons de lutter efficacement contre les forces du mal. Promouvant ainsi une sorte d’État d’urgence perpétuel, le superhéros est bien de son temps en faisant fi de la légalité et de l’imputabilité pour préserver l’ordre établi.

Le film Captain America est ainsi une réponse aux critiques de l’invasive politique étrangère américaine. Il est le miroir des thèses néoconservatrices voulant que les États-Unis soient les leaders du monde libre, qu’il est légitime de s’ingérer dans la politique d’autres États et d’agir indépendamment de l’ONU, au nom de la démocratie libérale et des droits humains. Il reflète aussi le virage privatisé de la guerre sous le président Barack Obama, caractérisée par une stratégie massive et croissante d’assassinats et de frappes de drones de la part des forces spéciales. Ces dernières relèvent de l’autorité du président, qui les mobilise à volonté, et ce, sans reddition de compte devant qui que ce soit, en invoquant l’impératif sécuritaire. Les exactions et les bavures des forces spéciales ont notamment été exposées par le journaliste Jeremy Scahill dans le documentaire Dirty Wars.

La culture dominante

On aurait tort de sous-estimer l’impact politique de ce type de films. Selon Eco, la structure narrative et la psychologie simplistes de ces histoires en font des objets de consommation culturelle facile qui s’appuient sur et confortent les préjugés du public, tout en les renforçant. Elles invitent donc, selon lui, à la passivité civique et au conformisme.

Plutôt que d’être le produit d’une stratégie consciente, ce processus propagandiste insufflé par l’industrie culturelle relève davantage d’effets de structure, comme la recherche de la rentabilité et l’influence de la culture dominante. Par exemple, le réalisateur de la trilogie Batman, Christopher Nolan, disait en entrevue ne voir les implications politiques de ses œuvres qu’après-coup, car son processus créatif se doit d’être instinctif pour être sincère. Il puise alors dans un fonds culturel commun où l’Autre, l’ennemi, est perçu avec horreur, justifiant son élimination et davantage de mesures sécuritaires.

Portfolio

Thèmes de recherche Cinéma, Etats-Unis, Analyse du discours
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