Dossier - Changer le monde : où allons-nous ?
Interdépendance des droits et des luttes
Changer notre monde pour en faire un espace où les personnes peuvent vivre libres, sans crainte de subir les caprices des élites économiques et politiques, apparaît comme une tâche infinie. Les obstacles sur la route menant aux droits et libertés se multiplient. Il suffit d’en abattre quelques-uns pour en voir se dresser d’autres.
Qu’il s’agisse de droit au logement ou de droit du travail, de protection contre le harcèlement, de droit à l’éducation ou à un environnement sain, ou encore du droit à la liberté d’expression, les victoires qui ont permis l’institution de ces droits demeurent fragiles et sont sans cesse remises en question. Inversement, le pouvoir arbitraire des élites politiques et économiques ne cesse de grandir. Comment s’opposer à un tel phénomène ?
Difficile conjonction
Les luttes pour les droits et libertés ne peuvent donner aucun résultat concret si nous les menons sans préoccupation pour la pérennité de leurs gains. À quoi bon toutes ces batailles s’il faut sans cesse tout refaire ? Il importe donc que les revendications pour la justice et la démocratie conduisent au final en victoires fermes, garanties par la protection des lois. L’inscription dans le droit des acquis civiques et sociaux représente une étape incontournable de toutes nos luttes politiques.
Bien entendu, les lois ne sont pas éternelles, mais il est beaucoup plus difficile de contourner ou de modifier une loi que de tromper les espoirs d’une vague promesse électorale. Encore faut-il que ces droits soient accessibles à toutes et tous. Force est d’admettre que l’égal accès à la justice relève encore, pour le moment, de l’idéal et non de la réalité. Nous sommes cependant sur la bonne voie pour y parvenir lorsque nous pensons les droits en interrelation les uns avec les autres.
Les groupes de gauche approuvent et promeuvent de plus en plus l’idée d’une interdépendance des droits. Celle-ci désigne la manière dont la reconnaissance d’un droit est intimement liée à celle des autres droits. Les groupes militants accordent une attention égale à la mise en œuvre et à la protection des droits civils, politiques, économiques, sociaux et culturels. Or, si nous admettons l’interdépendance des droits, nous sommes cependant moins enclins à la convergence de nos luttes. Les trajectoires des militances se croisent rarement et, trop souvent encore, s’ignorent.
On reproche de manière récurrente aux universitaires leur surspécialisation. Mais nous pourrions en dire presque autant des activistes qui se préoccupent exclusivement de luttes environnementales, sans se préoccuper des problèmes de pauvreté. Ou des organisations syndicales qui entendent se limiter à la protection de leurs membres et limitent l’interdépendance des droits à un discours de façade. Ou encore des organisations qui invitent des artistes lors d’événements, mais se préoccupent peu du sort de la culture lorsque celle-ci se voit menacée de toutes parts. On pourrait aussi parler de ces artistes qui se réclament de la liberté de la création pour justifier leur désengagement.
Et pourtant, il nous faut défendre l’interdépendance des droits par l’interdépendance des luttes. Et si la gauche est prête à reconnaître la première, elle est encore très hésitante dans sa manière de pratiquer la seconde.
Pour une éthique de l’écoute
Mon espoir pour l’avenir se résumerait à ceci : pour promouvoir et garantir l’interdépendance des droits, il faudrait désenclaver les luttes, construire des passages et des souterrains, abolir les frontières artificielles et œuvrer à une conscience collective. Je ne demande à personne de tout savoir sur la réalité des femmes autochtones, ou sur la discrimination des gais et lesbiennes, ou sur les problèmes de logement au sein des classes sociales les plus démunies. Je ne demande à personne de tout savoir, mais je nous demande de mieux écouter, de mieux voir, de mieux recevoir.
Je ne parle pas des appuis symboliques que les organisations s’échangent à l’occasion et qui me semblent tout à fait nécessaires. Je parle d’une attention et d’une sensibilité constantes aux revendications de chaque groupe, tout simplement parce qu’elles sont le télescope par lequel on peut voir une constellation qui nous semble autrement trop éloignée pour l’atteindre. Cette sensibilité me semble plus proche d’une attitude, d’une disposition morale que d’une stratégie ou d’une alliance ponctuelle.
La platitude la plus courante en réponse à mon souhait est qu’on ne peut se montrer hostile à la vertu. Encore faut-il avoir les moyens de celle-ci. Et le temps, que voulez-vous Monsieur le philosophe, nous est limité. Un tel argument apparaît en première analyse tout à fait raisonnable. Il n’en est pas moins erroné, tout simplement parce qu’il répond à une demande que personne n’a jamais faite et que personne ne devrait jamais faire. Je le répète si nécessaire : aucune défense de l’interdépendance des droits et des luttes ne devrait obliger à compter sur la seule force d’un Atlas des temps modernes, qu’il soit un parti, un groupe ou une personne. L’interdépendance des droits nous amène inévitablement vers le partage des luttes, et donc vers celui des savoirs, des expériences, des idées, des manières de voir le monde, ce qu’il est et ce qu’il peut être. La convergence des luttes est aux antipodes d’une vision uniforme, d’un consensus artificiel et des mots d’ordre qui imposent le silence aux divergences.
Méfions-nous donc des personnages qui se targuent d’omniscience et d’omnipotence. Rien n’est plus risible, et surtout, rien n’est plus pernicieux. Une telle arrogance conduirait à une orthodoxie dont les rares juges s’approprieraient les pouvoirs en niant toute dissidence, et en se moquant de la capacité même pour les militant·e·s de forger leur propre biographie morale et politique. L’interdépendance des luttes et des droits représente une interaction complexe, protéiforme, des moyens de coopération où les actions se multiplient sans se nuire et en se nourrissant mutuellement. La seule façon de construire le monde auquel nous aspirons demande d’apprendre, de discuter, d’évaluer, de saisir le sens propre à chaque droit et à chaque lutte. Dans une telle résistance décloisonnée, nul besoin d’un maître de vérité, d’un prophète ou d’une théorie englobante. Si nous portions toutes et tous le masque de la même idéologie, nous ne pourrions jamais connaître notre vrai visage.
Il est possible de parler une même langue sans perdre le lexique propre à chacun de nos combats. Nul relativisme ici, nul abandon de la pensée. Au contraire, le pluralisme inhérent à l’interdépendance des luttes peut se comprendre dès lors qu’une personne ou un groupe a la capacité de traduire son existence à une autre. Ce que je souhaite est que nous rédigions ensemble ce grand récit dans l’égale conscience de nos résistances communes, à la manière d’une expérience morale que nous pourrions nous approprier dans la longue durée de nos émancipations.