Dossier : Changer le monde - Où (…)

Dossier - Changer le monde : où allons-nous ?

Les défis d’une lutte commune dans la diversité

Ricardo Peñafiel, David Sanschagrin

Oscillant entre la lutte des classes et le nationalisme, le projet de changement social au Québec a éclaté dans les années 1980 en une myriade de luttes. Celles-ci nous nous placent aujourd’hui devant l’enjeu d’une convergence respectant la spécificité de chacune, tout en cumulant des forces pour mettre en échec et dépasser l’actuel système de dominations multiples.

L’après-guerre a été marqué dans plusieurs pays par la mise en place d’un État-providence qui devait à la fois reconstruire un monde dévasté, apaiser les conflits sociaux, éloigner le péril communiste et moderniser les institutions publiques. On se rappellera que pour l’un des grands mandarins de l’État québécois, Jacques Parizeau, l’alternative était simple : Keynes ou Marx. Le choix du keynésianisme était d’autant plus évident que pour un discours technocratique très répandu à cette époque, il n’y avait plus de problèmes politiques, seulement des problèmes techniques que des experts pourraient régler, faisant advenir la société juste sans passer par une lutte antagonique.

Ce projet de donner un visage humain au capitalisme n’était pas moins contesté par plusieurs groupes politiques se situant, au Québec, entre deux projets émancipateurs concurrents : le nationalisme et la lutte des classes. Si l’anticolonialisme a souvent été corollaire de l’anticapitalisme – ce dont la revue Parti pris nous donne un exemple québécois –, ces luttes se sont tout aussi souvent opposées, comme l’illustre le refus de la coalition souverainiste qui donna naissance au Parti québécois (PQ) d’intégrer le radicalisme du Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN). À l’inverse, les marxistes-léninistes éprouvaient de la méfiance envers le nationalisme québécois qui divisait plutôt « qu’unir les prolétaires de tous les pays ».

Ces deux luttes contre-hégémoniques partageaient cependant la caractéristique de chercher à subordonner toutes les autres à leur logique propre. Il fallait choisir son camp. La lutte commune pour un pays ou pour un monde sans exploitation commandait de mettre en sourdine les batailles « d’arrière-garde » (c’est-à-dire toutes les autres batailles), pour ne pas diviser le front commun face aux forces du statu quo. On repoussait donc aux lendemains du « Grand soir » la prise en compte des luttes pour la reconnaissance, pour l’égalité entre les genres ou entre les groupes (ethniques, générationnels, communautaires, affinitaires, etc.), ou pour la démocratisation des processus décisionnels.

Une diversification qui s’impose

Au tournant des années 1980 se répandit chez les élites politiques et économiques québécoises – fédéralistes autant que souverainistes – un discours « pragmatique » et « responsable », clamant sur toutes les tribunes que les Québécois·es n’auraient plus les moyens de leurs ambitions sociales. Les ceux-ci devraient donc être discipliné·e·s par un régime promouvant la responsabilité individuelle au détriment du bien commun. L’État social ne serait plus alors le moteur du développement économique et de la redistribution de la richesse. Désormais, un libre-échange technocratique et mondialisé serait censé résoudre ces problèmes en facilitant l’initiative privée des milieux affairistes et financiers. Une fois réalisé « l’équilibre budgétaire », permettant la réduction du « fardeau » fiscal, la « liberté » économique ferait fleurir et ruisseler la richesse.

Face à cette attaque en règle du « modèle québécois », on aurait pu s’attendre à ce que les nationalistes keynésiens défendent les fondements d’une société équitable et souveraine contre les forces d’un marché apatride. Toutefois, le PQ (sous René Lévesque) a non seulement assumé la première vague de compressions budgétaires, mais plusieurs années plus tard, il a sombré (sous Lucien Bouchard) dans un affairisme conservateur duquel il n’est pas encore sorti. La recherche d’un Québec souverain n’était plus la priorité. Il fallait obéir aux agences de notation new-yorkaises et viser le « déficit zéro ».

Les années 1980 marquent aussi au Québec la fin des groupes militants marxistes-léninistes, comme En lutte !, et l’abandon progressif d’une perspective « de classe » et d’un syndicalisme de combat au sein des centrales syndicales, privilégiant désormais une approche « concertationniste ».

Pourtant, au cours de ces trois décennies de politiques austéritaires, des citoyen·ne·s n’ont cessé d’élaborer des réponses alternatives à des crises préfabriquées. Les reculs de l’État-providence, l’essoufflement de la question nationale et l’effondrement du marxisme leur ont incidemment laissé davantage d’espace à occuper.

Toutefois, cette diversité des luttes n’est pas sans poser le problème de l’éclatement et de l’affaiblissement d’une lutte commune, non seulement de résistance face à l’effondrement de l’État social, mais aussi pour un changement global.

Si l’arrogance des gouvernements libéraux a permis ponctuellement de soulever des fronts communs opposés aux compressions budgétaires et à la privatisation des services publics, nous sommes loin d’une coalition large et durable porteuse d’un autre projet de société. L’année 2015 marque en ce sens une précieuse occasion ratée de bâtir une telle coalition. Des divergences d’intérêts, de tactiques et de calendrier ont fait en sorte que les associations étudiantes partent en grève trop tôt en 2015, que le Front commun – craignant une loi spéciale – accepte trop rapidement des conventions collectives et que les groupes communautaires ou les initiatives populaires se retrouvent relativement marginalisées dans l’espace public.

L’importance de se rassembler

Le défi auquel nous faisons face est de parvenir à articuler une lutte commune contre diverses formes systémiques de domination (capitaliste, de genre, de statut, raciale, coloniale, étatique, etc.) sans retomber dans l’imposition d’une perspective unique à laquelle toutes les autres devraient être subordonnées.

L’idéal de vivre dans un monde démocratique, égalitaire, libre, inclusif et en équilibre avec l’environnement n’est pas de ceux qu’on pourrait imposer ou qui serait l’apanage d’un groupe au détriment de tous les autres. La lutte commune contre les forces du statu quo ne peut se faire en demandant à chaque groupe de mettre de côté son principal cheval de bataille. Il faut, à l’inverse, partir de la diversité des luttes contestataires pour voir ce qu’elles ont en commun, comment elles peuvent travailler ensemble, dans la solidarité et l’appui mutuel.

Selon le sociologue Pierre Bourdieu, différents secteurs de la société (politique, juridique, économique, etc.) concourent structurellement à la reproduction de l’ordre établi, ce qu’il nommait la « division du travail de domination ». C’est ce que nous proposons ici, mais à l’envers : un projet de « division du travail de contestation », qui nécessite la coordination ou la convergence des luttes et non pas une direction unique.

L’opposition aux réformes austéritaires a déjà permis à une myriade de groupes contestataires de tous les horizons de se rencontrer, de se parler et d’articuler ensemble des stratégies de lutte. Cependant, au-delà de l’opposition au démantèlement d’un État-providence déjà en lambeaux – et qui n’a jamais été étranger à la neutralisation bureaucratique d’initiatives populaires –, ne faudrait-il pas oser l’affirmation de projets émancipateurs ? Des projets articulant les principes de justice, d’égalité et de liberté de l’ensemble des groupes et subordonnés à leurs pratiques de résistance et de construction quotidienne de rapports sociaux exempts de domination et remplis de solidarité.

En donnant la parole à quelques-unes de ces luttes, ce dossier vise à contribuer à l’établissement de cette réflexion et de cette lutte commune.

Vous avez aimé cet article?
À bâbord! vit grâce au soutien de ses lectrices et lecteurs.
Partager sur        

Articlessur le même thème