L’offensive des nationalistes conservateurs expliquée

No 066 - oct. / nov. 2016

Nous sommes en guerre

L’offensive des nationalistes conservateurs expliquée

Jean-Pierre Couture

Y a-t-il une mouvance néoconservatrice au Québec ? Porte-t-elle le chapeau de cowboy et le fusil, la Bible et Adam Smith à la main ? Dans l’ouvrage qu’ils dirigent, La guerre culturelle des conservateurs québécois (M Éditeur, 2016), Francis Dupuis-Déri et Marc-André Éthier décortiquent, sans fard ni caricature, les assauts du nationalisme conservateur depuis le tournant des années 2000.

Tout comme les chandelles et les calèches, le conservatisme québécois n’a pas disparu avec la Révolution tranquille. Les nationalistes progressistes des années 1960-1970 n’ont donc pas livré une guerre d’extermination. Au contraire, l’histoire montre que notre modernisation a été conduite par les élites de l’Ancien Régime influencées par un mouvement international porté par « un nouveau noyau idéologique, mixture de libéralisme et de social-démocratie, [qui] prend le haut du pavé à ce moment, mais avec une droite qui s’y mélange ».

Où en sont les élites nationalistes aujourd’hui ? Qui tient le haut du pavé en ce moment ? Pour sûr, la montée en grade des nationalistes conservateurs a répondu à deux principaux cris de guerre : l’histoire nationale et la survie spirituelle de la nation.

Notre querelle des historiens

Dans un chapitre pénétrant, Martin Petitclerc relate que cette nouvelle sensibilité s’est d’abord installée dans le champ de la pratique historienne. Dirigée contre l’histoire sociale qui aurait accordé un primat déshonorant à l’économie politique, la révolution conservatrice a initialement été menée par un spécialiste de la pensée de Lionel Groulx, l’historien Pierre Trépanier, qui accuse la Révolution tranquille d’avoir sapé « la source légitime de l’autorité », c’est-à-dire la tradition catholique de la « déférence pour les ancêtres ». Pour pallier le désenchantement de l’histoire sociale, il fallut notamment rehausser le rôle des idées et des grands esprits, ce qu’entreprit de faire un groupe de jeunes intellectuels rassemblés autour des revues Mens et Argument. Dans le registre grand public, les livres à succès d’Éric Bédard incarnent également ce recours à « la contribution des intellectuels conservateurs qui avaient su saisir le véritable sens de l’expérience collective des Canadiens français avant 1960 ».

La poussée conservatrice a aussi investi le terrain de l’enseignement de l’histoire qui, suivant les multiples réformes conduites par le ministère de l’Éducation, est devenu le vecteur « d’une insécurité liée à la question nationale  ». Dans le chapitre qu’ils consacrent à cette querelle, Marc-André Éthier, Jean-François Cardin et David Lefrançois montrent à quel point la charge contre la réforme des cours d’histoire a nourri le procès que les nationalistes conservateurs font à la Révolution tranquille et aux conceptions civique et pluraliste de la nation. C’est là une autre preuve que l’intelligentsia souverainiste se voue maintenant à de nouveaux saints en fabriquant l’image « d’un nous unifiant toutes les classes » qui sert «  à exploiter, à opprimer, à désigner des boucs émissaires » au nom du retour à un nationalisme traditionnel.

Cela dit, est-ce que la critique d’ensemble du « Renouveau pédagogique » dépasse les soucis des seuls conservateurs ? Certainement. Mais est-ce que leur appel en faveur d’une histoire-mythe qui concourrait à l’édification d’une communauté morale visant à « refouler les égoïsmes libérés par l’élan émancipateur de la modernité » doit pour autant devenir programme d’État ? Certainement pas.

Retour à la résistance spirituelle

La raison en est que cet appel à l’histoire nationale ne dit pas toujours son nom. Que recouvrent en effet ces « égoïsmes libérés » qui minent la communauté morale ? Les décapantes critiques de Denyse Baillargeon et Dupuis-Déri insistent sur la dimension antiféministe de telles assertions. Ces hommes déterminent en effet ce qui relève du particulier et de l’universel, et restreignent l’histoire et l’expérience des femmes au premier. Comble d’ironie, le féminisme aurait beau caractériser les excès de la modernité, il peut néanmoins être brandi par ces mêmes messieurs lorsque le « réflexe identitaire » les contraint d’utiliser l’égalité des hommes et des femmes « comme une marque de distinction à revendiquer » contre les méchants étrangers…

La principale pierre d’achoppement du nationalisme conservateur tient en somme à ce mot d’ordre : l’antimatérialisme. Classe sociale, économie, travail, exploitation, environnement, corps, santé et sexualité sont des enjeux secondaires qui éloignent le Québec de son unité spirituelle et symbolique en tant que communauté de destin. Ce que contient en germe cette formule creuse, promue à souhait par Jacques Beauchemin, c’est le retour du paradigme de la survivance culturelle qui vide l’indépendance de tout projet de transformation sociale. Quand l’aliénation d’une nation n’est plus qu’une question de morale supérieure et de Charte des valeurs, nous sommes bel et bien en présence, dit Mathieu Jean, d’une « régression idéaliste » qui se met à la recherche d’une transcendance symbolique qui ne s’intéresse plus aux « pratiques sociales réelles  ».

Ajoutons que la manœuvre est inquiétante et qu’elle s’expose à une dérive certaine. L’historien Zeev Sternhell a d’ailleurs vu dans cette guerre antimatérialiste le premier ingrédient intellectuel de la séduction fasciste : une révolution culturelle et morale qui ne touche ni les structures sociales ni celles de l’économie. On ne manquera pas de ruer contre une telle exagération. La question demeure : l’indépendance des nationalistes conservateurs laissera-t-elle intacte la structure sociale québécoise ?

Empires atlantiques

Aujourd’hui comme hier, les intellectuel·le·s québécois·es sont perméables aux soubresauts idéologiques de la maison occidentale. Qu’il soit républicain, catho-laïque ou anarchiste-tory, le conservatisme revendiqué par des hommes d’influence en veston de tweed plonge ses racines dans le mouvement néoconservateur étatsunien. Celui-ci considère que les politiques sociales progressistes, le féminisme et la reconnaissance des droits des minorités ont mené à des « demandes excessives et irréfléchies [qui] provoquèrent donc une sorte de crise des institutions ».

Cette parenté n’est pas directe, car les intellectuels critiqués dans cet ouvrage ne promeuvent ni le marché libre ni le militarisme associés aux régimes des présidents Bush. C’est plutôt par la médiation sophistiquée de la droite intellectuelle française des « anti-68 » (Gauchet, Finkielkraut, Michéa) que la thématique de l’excès des années 1960 s’insère dans le lexique de nos conservateurs culturels. Ce jeu d’import-import où la référence française trône souverainement (et culmine dans un pathétique pastiche chez un Mathieu Bock-Côté dont la critique prend, cela dit, beaucoup trop de place dans ce livre) laisse perplexe quant à la singularité qu’un Québec libre pourrait légitimement incarner dans l’archipel des empires atlantiques.

Prompte à dénoncer, au mépris de l’histoire, la dérive gauchiste du mouvement indépendantiste, la guerre des nationalistes conservateurs divise et vit de ce qu’elle dénonce. Cette guerre sert leur prophétie du Grand Échec. C’est leur fonds de commerce. Ils s’en accommodent fort bien.

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