Regards féministes
À nos amies
Chronique douce de fin d’été (envers et contre la haine de Donald Trump), sur les femmes et l’amitié.
Je n’oublierai jamais ma première meilleure amie. La toute première fois où j’ai aimé une autre fille à la folie. J’avais 10 ans. Je trouvais que c’était la plus intelligente et la plus belle. On s’entendait sur tout. On faisait tout ensemble. Ce que j’ai connu avec elle, j’ai cherché à le vivre encore et encore tout au long de ma vie, parce que c’était ce qu’il y avait de plus précieux.
Après elle, il y en a donc eu d’autres, des filles, des femmes rencontrées au fil des ans, partout où j’ai vécu et jusqu’à tout récemment, et avec qui j’ai connu le corps-à-corps de la vie. Un partage qui n’est ni familial, ni sororal, ni conjugal, et qui est cette autre chose que peut être l’amitié entre femmes.
L’amitié entre femmes est un lieu commun du cinéma, de la télévision et de la littérature (entre autres écrites par des femmes, mais pas uniquement). C’est une dimension importante de la pensée féministe, les mouvements de femmes étant constitués – entre autres – d’amies, et l’amitié sous-tendant, depuis toujours, la mobilisation politique féministe.
Ainsi, je veux réfléchir rapidement à l’amitié entre femmes comme lieu du politique. Je veux penser ce que ça veut dire des femmes ensemble. Des femmes au sens que donne Monique Wittig à la catégorie lesbienne : c’est-à-dire des femmes qui ne sont pas des femmes parce qu’elles ne sont pas les femelles des hommes. Et j’ajouterais : des femmes qui sont des femmes parce qu’elles sont féministes.
Si nos sociétés érigées sur la pensée straight ont besoin de l’autre-différent, comme le dit Monique Wittig ; si elles ne peuvent pas fonctionner sans ce concept, ni économiquement, ni symboliquement, ni linguistiquement, ni politiquement, alors je veux penser l’amitié entre femmes comme ce qui résiste à la grande hache des différences et des essentialismes, et qui instaure le commun. Wittig disait que la lesbienne n’est pas une femme. J’ai envie de dire : les amies ne sont pas des femmes.
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La philosophe Françoise Collin décrivait le féminisme comme un dialogue où « [l]’une questionne, l’autre répond. C’est celle qui questionne qui met à la question, fixe les formes du parcours, en détermine les haltes, élit les points de confrontation, trie dans le savoir supposé de l’autre ce qui peut et doit revenir au jour, autorise l’auteure ». Si ce qu’on appelle le commun a tendance à être ravalé au comme un hégémonique plutôt que d’ouvrir sur un comme un éthique, ce que le féminisme nous apprend et exige (du moins je l’espère), c’est l’ouverture du comme un à un commun qui serait toujours déjà deux.
Collin, renvoyant à Hannah Arendt, veut penser le commun non comme identifiant, mais comme pluriel, comme dialogal, et dans ce dialogue, « la parole interpellante est ce qui introduit une distance médiatrice entre les personnes ». Le deux ou plus ne résorbe pas les différences, ne force pas la gémellité, l’adéquation parfaite, le repli de l’une sur l’autre. Au contraire, il peut être le lieu d’une vraie rencontre, négociée. Si les amies sont des inséparables, pour reprendre le titre du roman de Marie Nimier, elles ne sont pas les mêmes : « Nous sommes amies, unies par la complicité des éclairs. Nous sommes liées et pourtant si différentes l’une de l’autre, mais ce que nous avons compris, c’est que chacune aide l’autre à vivre. »
Ces amitiés-là, comme celle que raconte aussi Elena Ferrante dans sa série napolitaine, sont caractérisées par le mouvement : « L’auto-discipline de celle qui continuellement et brusquement se fracasse au moment où elle se frappe contre l’imagination désordonnée, sauvage, hors-la-loi de l’autre. Son amie. » Ou comme le dit Françoise Collin au sujet de son amitié avec Suzanne Lamy : « Je me demande parfois ce qui nous a rapprochées, nous si différentes. Je suis tentée de répondre : le regard sans concessions que nous posions sur les autres, sur le monde et sur nous-mêmes, au risque de susciter le mécontentement. »
Il y a une leçon, là-dedans, pour tout le monde mais en particulier pour le féminisme. L’amitié entre femmes et l’engagement féministe sont liés. Comme le suggère Eve Sedgwick dans L’épistémologie du placard, il n’y a pas d’interruption marquée entre « les femmes qui aiment les femmes » et « les femmes qui défendent les intérêts des femmes » ; il y a plutôt un continuum qui rend fluides les passages entre l’érotique, le social, le familial, l’économique et le politique. La question de la solidarité entre femmes est donc étroitement liée à l’existence des boys’ clubs, dont elles sont exclues et auxquels elles s’opposent parce qu’ils se construisent soit sur leur invisibilisation, soit sur l’élection d’une seule femme, comme dans le syndrome de la Schtroumpfette identifié par Katha Pollitt en 1991.
Une des actualisations les plus violentes de cette structure est celle du viol collectif, où l’agression sexuelle est commise par plusieurs, alors que la femme agressée, elle, est isolée. Cette femme-là, transformée en proie, n’a pas d’amie, car avoir une amie, c’est-à-dire être au moins deux, comporterait le risque de la résistance. Alors qu’au contraire, il faut séparer les femmes, les prendre une à une, éloigner les alliées, s’organiser pour qu’elles se perdent de vue, qu’elles courent dans des directions opposées. Il faut que la peur de mourir l’emporte sur l’amitié, ou que l’amitié soit rendue impossible par la violence. Le viol collectif est l’image la plus noire d’un apprentissage des femmes en tant qu’ennemies « naturelles », comme l’écrit bell hooks. Éternelles rivales en regard des hommes, mais aussi potentielles proies qui luttent, séparément, pour leur vie. Comme si nous devions toutes être des Bérénice Einberg se servant d’une Gloria comme bouclier…
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Ce qui est au cœur de la question de l’agression sexuelle, à part le pouvoir, c’est la question du consentement. Et en contrepartie de ce consentement ignoré, aboli par les agresseurs, je me demande s’il ne faut pas penser le consentement des filles entre elles. Pour le dire avec Giorgio Agamben, l’amitié est un con-sentir, un sentir avec. Ce qui fait la communauté, et donc aussi l’amitié, ce n’est pas une valeur extérieure à laquelle on adhérerait tous et qui ferait qu’on serait tous d’accord et donc amis ; ce qui fait l’amitié, c’est un sentir avec, un con-sentement qui a pour effet de nous lier. Ce lien est un fil qui nous tisse les unes aux autres et qui nous tisse chacune à l’envers, qui laisse des accrocs, des ouvertures, des espaces par où le lien peut se faire. Et ce consentement-là (qui fait qu’on n’est jamais une mais toujours déjà deux) est le sens même du politique, le choix qu’on peut (qu’on doit) faire de l’autre femme.
Dans « Sisterhood : political solidarity between women », bell hooks met l’accent sur le bonding – le fait de se lier, d’être liées, de faire entre nous des liens. Et que s’il faut nous séparer les unes des autres, ce sera pieds et poings liés. Car ce bonding, il doit s’opérer non pas à titre de victimes, mais en tant qu’amies, militantes, et féministes.