Syndicalisme
Aldo Miguel Paolinelli
« Fils de pute » et président de la CSN-Construction
… c’est à cette illusion [vouloir changer le monde]
que je dois la joie d’avoir connu certains d’entre les meilleurs.
Carlos Liscano, Le fourgon des fous.
Pour Mayté
La rencontre
D’après Miguel, que j’ai connu en 1997 au comité de parents de l’école où allaient nos enfants, l’expression « Fils de pute » en Argentine est un véritable compliment, une marque d’affection, de reconnaissance. Dans la bouche de cet ouvrier de la construction, élu l’hiver dernier à la présidence de la Fédération de la CSN-Construction, l’expression a une tonalité singulière ; elle évoque un groupe d’anarchistes argentins du début du XXe siècle appelé Los Hijos de Puta, Les Fils de pute. Soixante-quinze ans plus tard, au milieu des années 1970 donc, l’esprit de ces anarchistes cultivés, parmi lesquels on rencontre des Espagnols, des Italiens, beaucoup de juifs récemment immigrés d’Europe de l’Est, souffle sur celui du jeune Miguel, qui rêve d’être mécanicien dans le domaine de l’aéronautique.
L’origine
Aldo Miguel Paolinelli naît en 1958 à Zárate, petite ville industrielle située à 80 km au nord de Buenos Aires. L’aîné de cinq garçons. Père mécanicien, ingénieux, silencieux et affable, souvent parti sur les chantiers. Mère au foyer, guère soucieuse de discipline. Famille ouvrière, d’immigration récente, italienne d’un côté, espagnole de l’autre, et catholique, très catholique. C’est Miguel qui insiste. « Ma grand-mère italienne nous lisait la Bible tous les soirs quand j’étais enfant. »
À l’adolescence il fréquente assidument un groupe d’intellectuels fraîchement émoulus des facultés des sciences humaines, forcément nimbées de l’atmosphère de Mai 68. Or ces idéalistes s’inspirent de ces fameux Fils de pute. Leur base d’opérations : une bibliothèque située à deux pas de chez Miguel. Leur mission, faire de l’éducation populaire : théâtre, ciné-club, club de lecture, sensibilisation à la culture populaire et classique, à l’histoire nationale et internationale, etc. Aldo Miguel, qui déjà à l’époque aime écouter les plus vieux relater leur vie, tend une oreille attentive à l’enseignement de ces aînés, allumés et généreux. Il restera à jamais reconnaissant envers ces derniers, qui lui ont inculqué un respect quasi sacré non seulement du savoir, mais du partage du savoir. Sur ce respect flotte l’aura des Fils de pute. Et quand il me parle des vieux anarchistes entêtés qu’il a eu l’occasion de rencontrer dans sa vie de militant, de leur générosité et de leur engagement indéfectible contre la tyrannie et l’abrutissement, prêts à risquer leur vie pour défendre la liberté et la dignité, les larmes lui montent aux yeux. « Je ne suis pas un anarchiste, je n’ai pas cette prétention, mais tu ne peux pas savoir comme je les aime. »
La formation
Le catholicisme est déterminant en Argentine bien qu’il s’exprime diversement, contrairement au Québec où il est dominé par l’ultramontanisme. Outre la lecture de la Bible en famille, il y aussi, là comme ailleurs en Amérique latine, une Église très présente fondée sur la théologie de la libération. Miguel se souvient d’un curé prêchant qu’il était inutile de se rendre à l’église pour faire brûler des lampions ou quémander des indulgences. La foi en Jésus-Christ, disait-il, se vit dans la soif de justice et de compassion, mais aussi dans la lutte pour la justice, dans la rue comme au plus profond de son âme. Cette exigence morale et politique donne le vertige, bien qu’elle soit fondée sur la croyance en Dieu. Or, on retrouve la même exigence chez des militants, ou ex-militants, mais sans Dieu. Le vertige, la solitude, l’engagement sont plus grands encore. C’est ce que Carlos Liscano, écrivain uruguayen et ex-prisonnier politique, appelle l’équivalence laïque dans une de ses nouvelles. « Que les biens communs exigent une responsabilité individuelle. Mais également qu’une conduite sainte ou socialement respectable exige une lucidité constante, car tout acte, même le plus indifférent en apparence, a en fin de compte une signification pour l’harmonie de la vie et le moral du groupe [1]. »
Cette exigence morale ne peut naître, j’en suis persuadé, que de la rencontre des grandes traditions humanistes juives que véhiculaient les anarchistes tant aimés de Miguel, du marxisme, du christianisme, d’une longue expérience des diverses luttes révolutionnaires qui sévirent en Europe et, finalement, d’un désir de dépouillement, qui rejette catégoriquement le grand mot d’ordre de la modernité : « Enrichissez-vous ! »
Il y a autre chose enfin. Une société semblable à l’Argentine de cette époque est hautement et profondément militarisée, à tous ses niveaux. Cet esprit, c’est du moins ce que je comprends, façonne autant la rigueur de la répression que de la résistance. J’en déduis que le type de révolutionnaires, soldats ou militants qu’ont produit l’Argentine, l’Uruguay et le Chili par exemple, n’est pensable que dans ce genre de culture. Il faut une discipline physique, morale et intellectuelle pour affronter le tyran, surtout quand il prend forme humaine dans des cellules qui exhalent la solitude, la torture et la mort, où se déploie tout l’arsenal pour faire parler, dénoncer, abjurer. Pour détruire l’humain.
Le militant révolutionnaire
Assez rapidement l’action politique démange Aldo Miguel, qui s’engage dans un groupe politique extrémiste… « Pas extrémiste, proteste Miguel quand je le questionne sur ce groupe. Révolutionnaire, radical, mais pas extrémiste. L’extrémisme, c’est autre chose. Il s’agissait pour nous d’analyser les rapports de force de la société d’un point de vue marxiste, de faire comprendre cette logique au plus grand nombre pour la renverser : remettre les moyens de production entre les mains du peuple. On s’intéressait aussi à la situation des autochtones, au racisme qu’ils subissaient, qui confinait à de l’esclavagisme. Les questions identitaires étaient donc importantes. »
L’Argentine des années 1970 est en pleine ébullition. D’innombrables militants, issus de divers milieux, engagés dans de multiples groupes formant un très large spectre idéologique, s’inquiètent de la détérioration de la situation sociale et politique, luttent contre elle. Plusieurs mettent en question les fondements d’un passé colonial honteux, l’héritage européen écrasant celui des autochtones. Et puis les réformes populaires de Perón ne sont plus qu’un souvenir d’après-guerre, l’oligarchie argentine se crispe, montre les dents et cherche à reprendre tout ce que le péronisme a réussi à lui soustraire, non seulement au profit de la bourgeoisie, mais aussi des classes moyennes et ouvrières. Les acquis sociaux sont dangereusement menacés, comme aujourd’hui dans notre société dite démocratique, sans qu’il y ait toutefois ici des résistances équivalentes. « Hey Gilles ! Harper ferme le Parlement pendant trois mois et personne fait rien tabarnak. – Oui Miguel, j’ai vu ça aux nouvelles. Mais qu’est-ce qu’elle fait ta grosse centrale syndicale ? – Ne m’en parle pas, elle a le nez collé sur la négociation de la convention collective. Ça ne devrait pas être juste ça le syndicalisme. C’est un outil. Plusieurs pensent aujourd’hui que le syndicalisme est une fin en soi, ça commence avec l’accréditation syndicale et ça finit avec la signature d’une convention collective, c’est du corporatisme. »
Soutenue par des intérêts américains, l’oligarchie argentine a les militaires de son côté, dont elle fait résonner les bottes de plus en plus souvent. C’est dans ce contexte que Miguel est arrêté en avril 1975 et emprisonné en juin sous des accusations imprécises de diffusion de propagande. Il a 16 ans. Il sera libéré en avril 1983 à 24 ans, sans procès, faute de preuves. C’est ce que vécurent des milliers de prisonniers politiques. Plusieurs ne survécurent pas, d’autres disparurent. Une hécatombe.
L’approfondissement par la prison
Au cours des huit années de prison, c’est le partage du savoir avec d’autres prisonniers politiques comme lui, lié au besoin de fraternité et de solidarité, vital dans ce contexte, qui le sauvera, lui permettra de résister à la destruction distillée par le bourreau et ses maîtres. Les histoires de résistance en prison sont innombrables, forcent l’admiration.
Établir d’abord une méthode de communication entre les prisonniers, qui sont généralement séparés les uns des autres. Le bourreau a pour tâche de faire parler pour faire taire l’opposition. La seule façon de survivre à ce régime de terreur selon Miguel, c’est de prendre soin les uns des autres. Par exemple, faire circuler le message que tel prisonnier, dans telle cellule, est très malade, qu’il a besoin de médicaments. Trouver d’abord le bon diagnostic, puis le médicament, l’acheminer. Cela peut prendre des jours et mobiliser plusieurs prisonniers. Et pour renforcer les esprits et les corps, il y a la diffusion de savoirs, tous les savoirs. Éducation physique et spirituelle. Les prisons politiques débordent de profs en tout genre. Disponibles. On organise par exemple des cours de philosophie à travers la tuyauterie de la prison. Vider les tuyaux pour que la voix porte, se donner rendez-vous à heures fixes, distribuer des extraits de textes sur des rouleaux de papier fin qu’on se fiche dans l’anus. Imaginez un instant Le Banquet de Platon à travers les chiottes de la prison... Un prisonnier, militant qui avait abandonné ses études de musique classique pour en finir avec sa vie de petit bourgeois, s’y est remis en prison pour ne pas devenir fou : il a transcrit la Neuvième symphonie de Beethoven sur les murs de sa cellule, par cœur. Il y a plus léger aussi : rêver d’une femme, d’un voyage à pied dans la campagne, d’un bon repas, qu’on part travailler le matin. « Imaginer » est un des mots préférés de Miguel.
Derrière ces histoires plus ou moins cinématographiques, une seule chose compte en prison : survivre. Et ça ne se fait pas en solitaire. Selon Miguel, la plupart de ceux qui se sont repliés sur eux-mêmes ont craqué. À sa libération à 24 ans, il a été stupéfait de constater que la terreur avait été plus efficace dehors qu’en dedans, où il était plus facile d’y organiser la résistance.
Certains auteurs, Naomi Klein par exemple, pensent que l’Argentine et les pays d’Amérique latine où des dictatures se sont installées ont servi de laboratoire au néolibéralisme tel que pensé par Milton Friedman et l’école de Chicago [2]. D’autres pensent que la répression militaire n’est tout simplement plus nécessaire aujourd’hui, le capitalisme ayant trouvé d’autres moyens plus efficaces pour réguler les masses. La séduction jouerait ce rôle de décervelage : médias, technologie, industrie du divertissement, entrepreneurship, mode, publicité et marketing [3]. « Qu’est-ce que tu penses de cette théorie, Miguel ? – Il y a de moins en moins de portes de sortie dans la société de consommation. Ça devient une prison. Dans le milieu de la construction, c’est terrible : mon 4X4, ma piscine creusée, les cours de ma fille. Ça rend les ouvriers extrêmement dépendants. Ils s’endettent et sont prêts à accepter n’importe quoi pour travailler, au détriment de leurs droits et de leur qualité de vie. Et c’est une réalité qui ne touche pas juste le milieu de la construction. Le système de consommation est plus envahissant ici qu’en Argentine. »
L’émigration et la reconstruction
En 1984, Miguel émigre à Montréal avec sa femme. Lucia naît sept mois plus tard. Refaire sa vie. Il connaîtra la séparation, l’errance, des creux terribles, mais son réflexe est d’aller vers des gens qui vivent une situation semblable à la sienne. C’est encore le besoin de partager le savoir qui lui donne des forces. Un jour il rencontre des Salvadoriens qui ont fui la guerre civile et il constate qu’ils n’ont aucune idée des causes de cette guerre. Il propose alors une émission à Radio Centre-ville, en espagnol. Le concept est simple et efficace, il lit en ondes Les veines ouvertes de l’Amérique latine d’Edouardo Galeano (Uruguay, 1971), un livre de première importance sur le pillage de cette région du monde. Chaque partie du livre porte sur un pays et Miguel choisit des invités en fonction d’elle pour commenter le texte : un Salvadorien pour le Salvador, un Bolivien pour la Bolivie, etc. Cette émission lui permet de faire ce qu’il aime, de rencontrer des gens et d’atterrir en douce au Québec. Il découvre petit à petit les enjeux de son nouveau pays, les poches de résistance.
De militant à dirigeant syndical
Devenu ouvrier de la construction, il choisit spontanément de se syndiquer à la CSN dont la vision politique et sociale correspond à la sienne. Il évoque Marcel Pepin et Michel Chartrand qui, malgré des divergences importantes, militaient pour que le syndicalisme soit un outil de changement en profondeur de la société. Hélas, d’après Miguel, les organisations syndicales ont renoncé à leur mission fondamentale, celle de faire de l’éducation. « Le rôle des syndicats, dit-il, est bien sûr de rassembler des gens qui ont des intérêts communs et de les défendre, mais une fois ces objectifs atteints, les autres membres de la société, qui ne sont pas syndiqués, doivent y accéder aussi. Je ne suis pas un intellectuel, des éléments me manquent, mais parfois on a des intuitions… Écoute parler les dirigeants syndicaux aujourd’hui… on ne parle plus des intérêts des travailleurs, on parle de développement économique… Le développement économique… ça favorise qui, au juste ? Le développement économique… sur quel principe ? De partage ? On parle de développement régional. Dans les régions il y des gens qui ont du pouvoir, il y a des ouvriers, d’autres souffrent d’inégalités, et il y a des gens marginalisés. Pour qui on parle ?! Il faudrait que les syndicats aident ces gens-là à s’organiser, à se donner une structure qui leur permettra de prendre la parole et de faire valoir leurs droits… Les syndicats ont renoncé à toute transformation sociale et travaillent essentiellement à ne pas perdre des droits et des acquis. Bon, il y a une nuance importante à apporter. Il y a encore des vrais militants qui se battent pour ça à la CSN, mais ils doivent se battre aussi contre les fonctionnaires syndicaux qui parlent et pensent en langue de bois.
– Et dans la construction, Miguel ?
– Aujourd’hui dans la construction il y a une hypocrisie énorme, celle du partenariat. T’entends parler les dirigeants syndicaux : « Notre industrie », qu’ils disent ! Ça ne m’appartient pas cette industrie-là, je n’ai pas d’intérêts là-dedans… Le travailleur de la construction vend sa force de travail, sa santé, pour grossir les profits des compagnies. En échange de quoi il obtient des conditions de travail précaires, peut-être un fonds de pension. S’il est chanceux et n’est pas charcuté. Il est possible qu’à sa retraite il soit terriblement malade et qu’il n’ait même pas d’assurances pour se payer des soins de santé. Notre industrie ? Attends un peu là. Si c’est notre industrie, comment ça se fait qu’on ne peut pas déterminer les règles du jeu ? Et partager les profits ? L’autre jour à la CCQ [Commission de la construction du Québec] il y a un représentant syndical qui s’est mis à parler de partenariat. Pour nous, je lui ai dit, ce n’est pas une religion le partenariat. Quand ça nous opprime, ce n’est plus notre industrie. Le jour où les patrons viendront nous voir pour nous demander ce qu’on veut, on sera dans un autre système. Même si l’industrie de la construction est très réglementée, les conditions de travail générales sont pitoyables. Il y a des petites shop où les travailleurs ont de meilleures conditions, parce qu’on respecte l’ancienneté, la stabilité d’emploi, avec moins d’ingérence de l’employeur.
– Mais penses-tu sincèrement qu’il est possible de changer les mentalités dans la construction, dont la culture syndicale des travailleurs, leur dépendance à la consommation ?
– C’est une hostie de grosse job, mais quel beau défi ! »
En guise de conclusion
– Hé Gilles ! j’ai fait venir mon dossier de détention. Tu sais ce qu’il y a d’écrit dedans ? Irrécupérable, mais conduite irréprochable. C’est peut-être la plus grande fierté de ma vie, et c’est mon plus grand ennemi qui me l’a donnée.
– T’es un sacré fils de pute, Miguel !
[1] Carlos Liscano, « Eau dormante », Le rapporteur et autres récits, Paris, 10/18, 2005, p. 103.
[2] Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Partie 2, « Le premier test. Un accouchement douloureux », Lemac/Actes Sud, 2008
[3] La fabrique du conformisme, Manière de voir, Le Monde diplomatique, no 96,