La France qui démissionne

No 036 - oct. / nov. 2010

International

La France qui démissionne

Claude Vaillancourt

La France de l’ère Sarkozy est particulièrement marquée par une résignation des élites devant une mondialisation menée en anglais par les grandes forces du capitalisme international. Défenderesse de la diversité des cultures, ouverte sur le monde, dans ses meilleurs jours, la France, menée par ses élites complaisantes, rêve désormais de se fondre dans un grand tout où seul compte le langage de l’argent.

Une promenade dans Paris montre un nouvel arrivisme dans cette ville qui craint comme la peste d’être déclassée et croit se renforcer en se camouflant en grande métropole anglo-saxonne. Ainsi le passant, par exemple, croise des épiceries Carrefour Market, Simply Market, Leader Price ; il peut aisément s’acheter un téléphone portable chez les Happy Phone, Phone Line ou Phone and Phone qui abondent, profiter de la carte « One » Fnac, de l’espace TGV Family ou d’un vol sur une compagnie low cost s’il veut voyager ; il peut rêver d’une nuit au chic Left Bank Hotel ou encore d’acheter une œuvre d’art du Summer Group Show à la galerie Twenty One, après avoir vu l’exposition Dreamlands au Centre Pompidou. Certes, l’affichage en anglais a toujours existé à Paris, mais il prend aujourd’hui une place inquiétante.

Cette omniprésence de l’anglais dans l’affichage est symptomatique de l’opinion que certains Français se font de leur propre langue. Le français doit désormais céder sa place devant la seule langue de communication internationale, l’anglais. Se mettre à l’anglais, c’est être à la fois dans le coup, hypermoderne et au diapason avec le reste du monde – celui qui compte vraiment, là où se brassent beaucoup d’affaires.

Les Québécois intègrent de façon spontanée des expressions anglaises, parce qu’ils les entendent régulièrement de leurs 300 millions de voisins anglos. Ce mimétisme hors contrôle vient du fait qu’ils sont assiégés de toutes parts par les terminologies anglo-saxonnes. Mais ils sont constamment rappelés à l’ordre par une élite consciente de l’importance de parler une langue de qualité.

En France, c’est justement une certaine élite qui éprouve une véritable fascination pour l’anglais : experts en marketing, publicitaires, patrons, cadres dans les grandes compagnies, commerçants. Ceux-ci imposent de nouvelles dénominations anglaises qui semblent greffées de force, par effet de mode, par snobisme, par économie, à une langue qui, spontanément, resterait beaucoup plus pure. Les choix de cette nouvelle élite sont clairs : toute nouvelle réalité doit se nommer en anglais ; et la traduction d’un nouveau terme, ou la recherche d’un équivalent en français, ne sont pas des options envisageables.

Certes, le français dans sa longue histoire a toujours emprunté beaucoup de termes à des langues étrangères. Mais quelque chose d’important s’est rompu : aujourd’hui, les nouveaux mots viennent systématiquement de l’anglais et dans une quantité qu’on n’a jamais vue. Cette logique est d’autant plus inquiétante qu’elle relègue, consciemment ou non, le français à un patois que l’on parle entre soi et auquel on refuse de reconnaître une véritable valeur. Comme ces langues régionales que le français a presque fait disparaître.

L’obsession du « mainstream »

Cette dégradation du français voulue et encouragée par les élites est symptomatique d’un esprit de démission plus large et qui transforme la société française. Cette démission se retrouve tant dans le domaine culturel que politique.

L’essai Mainstream de Frédéric Martel [1] reflète parfaitement bien cette tendance, sur le plan culturel, non seulement à cause du contenu du livre, mais aussi de l’enthousiasme avec lequel il a été reçu et du succès qu’il a remporté. L’intention de l’auteur était de mener une large enquête sur cette « culture qui plaît à tout le monde », la bonne vieille « industrie culturelle » qui fabrique des produits en série pour les masses, dénoncée par les philosophes de l’école de Frankfort, à laquelle l’auteur préfère donner le nom plus soft d’« industrie de contenus ». Ce qui lui a permis d’accomplir un impressionnant tour du monde, cherchant à comprendre les procédés de fabrication de la culture standardisée.

Ce sujet particulièrement pertinent est toutefois abordé avec un désolant manque d’esprit critique. Il faut dire que Frédéric Martel s’est contenté d’interroger principalement les patrons des grandes compagnies, leurs relationnistes, leurs thuriféraires. Ainsi s’est-il très bien imprégné de leurs mots d’ordre, de leurs ambitions, de leur vision purement mercantile de la culture.

Sa prise de position s’appuie aussi sur un changement de paradigme essentiel dans les milieux culturels et qui correspond parfaitement aux diktats néolibéraux. L’évaluation d’un produit culturel ne se fait plus désormais selon le critère de la qualité, mais bien à partir de celui de la quantité. Plus un produit se vend (on ne parle plus d’« œuvre »), plus il se mérite de l’approbation : « Le nouvel arbitre a pour métier d’évaluer la culture, non plus seulement en fonction de sa qualité – valeur subjective – , mais tout autant en fonction de sa popularité – valeur quantifiable […] Et si une hiérarchie culturelle demeure, celle-ci ne va plus du populaire à l’élite, mais du très “hot” au très “square” ». La culture de « qualité » – dans la mesure où ce terme signifie encore quelque chose – se limite à des produits de « niches » peu rentables, donc pas intéressants.

Frédéric Martel croit tout de même en la diversité culturelle. Mais sa diversité culturelle à lui, c’est que tous, États-uniens, Européens, Asiatiques, Arabes ou Sud-Américains, produisent de la culture standardisée et exportable. Que les chanteuses japonaises, colombiennes, russes ou québécoises chantent toutes en anglais la même disco sexy et insipide, voilà qui est intéressant. Ce qui est important, c’est que cette même culture qui rapporte des montagnes de fric puisse se fabriquer dans différents pays.

Seulement, il faut savoir affronter la concurrence. Selon cette nouvelle vision de la culture, l’art ne se développe plus par des échanges, des influences multiples, des rencontres de toutes sortes qui stimulent la création. Puisque tous doivent désormais faire la même chose, « la guerre mondiale des contenus est déclarée » pour obtenir le magot, nous dit-il. Il nous parle de « bataille pour le contrôle de l’information », de « guerre pour le “softpower” ». Seuls, les forts l’emporteront. Les analogies militaires, qui conviennent si mal habituellement lorsqu’on parle de culture, s’imposent dans ce monde de concurrence féroce. Mais qu’on soit rassuré : cette attitude est tout à fait légitime, parce que personne ne vise l’impérialisme culturel, « mais ce qu’ils veulent, c’est multiplier et élargir les marchés – ce qui est très différent ». Qui oserait les blâmer ?

Et la France, dans tout cela ? Frédéric Martel parle plutôt de l’Europe, qui est « une succession de marchés nationaux qui dialoguent peu entre eux culturellement ». Inutile d’ajouter qu’elle n’est plus compétitive dans ce secteur. Les lecteurs et ceux qui déterminent les politiques culturelles n’ont qu’à en tirer leurs propres conclusions.

Les artistes et les travailleurs de la culture s’inquiètent quant à eux du désengagement de l’État dans ce secteur. Ainsi, à l’occasion du prestigieux Festival d’Avignon, le Syndicat national des Entreprises Artistiques et Culturelles s’est-il payé une publicité dans les journaux pour dénoncer l’asphyxie de leur milieu et la baisse du financement public : « une baisse de 5 % des subventions d’État pour le spectacle vivant (-32 millions d’euros) représente 800 emplois permanents en moins, ou 2,400 intermittents qui perdent leur accès à l’assurance chômage et risquent de se retrouver contraints de quitter leur profession. » Il faut dire qu’ils ont le malheur d’œuvrer dans des secteurs de niches bien loin du fascinant mainstream. Il n’est pas certain que ces gens retrouveront du travail dans les « industries de contenus » ultra concurrentielles. Et la France aura perdu un dynamisme culturel tellement admiré et exemplaire.

Bling bling et écran européen

Si Frédéric Martel parle de l’Europe et non de la France, c’est que ce choix est commode. L’Europe sert de plus en plus d’écran pour cacher le manque d’énergie politique et l’esprit de démission qui saisit les classes au pouvoir. C’est ce qu’a démontré Frédéric Viale dans un essai percutant intitulé L’horreur européenne [2].

L’auteur montre très efficacement comment le principe de base de l’Union européenne, qui doit assurer d’abord et avant tout « une concurrence libre et non faussée », atteint au cœur toute velléité de développer une Europe sociale et solidaire. Ce principe, établi dès les premières moutures de l’Union européenne, est venu à prendre de plus en plus de signification à mesure que se concluaient les ententes internationales, dont le Traité de Lisbonne, adopté dans un mépris total de la démocratie, qui en est le dernier avatar.

Cette concurrence à tout prix, que Martel admet comme une marque incontournable de l’esprit du temps, Viale la dénonce férocement : « Cette apathie, cette résignation, cette nécessité de lutter pour tout et contre tous dans un corps social perçu comme hostile, absurde et violent – ce qu’il est à bien des égards – voilà le terreau sur quoi fleurissent les régimes les plus liberticides. »

L’Union européenne permet à chaque pays de se décharger de ses responsabilités, toujours au nom de la sacro-sainte concurrence. Dumping fiscal, nivellement par le bas des conditions de travail, privatisations massives en sont les conséquences majeures. Et les élites françaises n’y peuvent rien, l’Union européenne est à prendre ou à laisser : « Si les représentants de la France ne se placent pas d’emblée dans une position consistant à tout accepter, celle-ci sera marginalisée. Voilà qui revient à dire que pour ne pas perdre son poids et son prestige il faut consentir à se laisser piétiner. »

Pas surprenant, donc, que cette France qui démissionne, qui ne défend plus rien sinon le profit et encore le profit, en vient à perdre le contrôle d’elle-même, à s’abîmer dans des scandales à répétition. Que reste-t-il donc à faire pour des politiciens qui n’ont plus rien à défendre, plus rien à réglementer, qui se sont transformés en valets de la classe financière, sinon se remplir les poches, détourner le fric, en empocher le plus possible pour se faire élire puis le redonner aux copains. Les scandales concernant la milliardaire Liliane Bettencourt, le ministre Éric Woerth et Nicolas Sarkozy ne sont pas des accidents de parcours, mais la conséquence logique d’un système qui ne tient plus à rien, parce qu’il fait de la démission systématique sa raison d’être.

La France qui résiste

Il faut donc souhaiter que se manifeste avec une énergie nouvelle une France de la résistance qui a tant de fois soulevé l’admiration. Celle des grandes grèves et d’une remarquable ténacité dans l’adversité. Celle qui a rejeté l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI), qui s’est opposée efficacement à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) par ses villes hors-AGCS et un grand rassemblement tenu dans le Larzac en 2003. Celle qui s’est opposée à l’invasion de l’Irak (même si ce n’était pas toujours pour de bonnes raisons). Celle qui conserve les souvenirs de Mai 68 et des autres grandes luttes de son histoire. Celle qui réussit à maintenir envers et malgré tout une vie culturelle d’une richesse incomparable. Celle qui brandit l’exception française non pas comme un retard gênant, mais comme une autre façon de voir les choses.

À l’automne, la poursuite d’une bataille importante attend les Français : la défense d’un système de retraites que l’on voudrait équitable et non soumis aux hoquets et chutes vertigineuses des placements en Bourse, ce qui ouvre un important débat de société sur le travail et la redistribution de la richesse. Souhaitons leur bon courage.


[1Éditions Flammarion, 2010.

[2Éditions Tatamis.

Thèmes de recherche Arts et culture, Europe
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