Débat politique
Le néopopulisme des cols rouges
À l’ère de la démocratie de marché
Dans son livre Pourquoi les pauvres votent à droite (Agone, 2008), le journaliste Thomas Frank décrit la situation incroyable, mais néanmoins réelle, de l’émergence depuis une dizaine d’années aux États-Unis d’une révolte qui profite à ceux contre qui elle est dirigée. Imaginez, nous dit Frank, une masse de travailleurs envahissant les quartiers riches, pancartes à la main, brandissant le poing face à des millionnaires apeurés, réfugiés derrière les portes closes de leurs maisons cossues pour ne pas entendre le slogan de protestation qui leur est destiné : « Laissez-nous vous aider à baisser vos impôts ! »
Cette réaction populiste décrite par Frank ne ressemble-t-elle pas à celle exprimée lors de la manifestation des Cols rouges qui s’est déroulée devant le Parlement, à Québec, le 11 avril dernier ? Armés de balais et de vadrouilles, « symboles du ménage que les citoyens souhaitent voir au gouvernement », « les hommes de la rue sont descendus dans la rue » pour contester le dernier budget du gouvernement Charest.
Que faut-il comprendre de ce phénomène inusité ? Au-delà de l’analyse superficielle de certains journalistes qui y voient une autre manifestation du « mystère de Québec », il semble nécessaire d’interroger la nature profonde de cette nouvelle forme de « mouvement » qui carbure à l’idéologie propre à notre ère néolibérale, celle du populisme de marché.
Un sous-produit de la culture de consommation de masse ?
Il est difficile de nommer un mouvement qui se qualifie lui-même d’« apolitique », et qui agit pourtant selon les mêmes modes de fonction- nement que les mouvements sociaux contemporains, lesquels visent au moyen de la mobilisation de masse à transformer les grandes orientations normatives au fondement de la vie en société. Assistons-nous à l’émergence d’une nouvelle forme de mouvement social produit par la culture de consommation de masse et qui vise à renforcer son influence dans tous les secteurs de la vie, y compris dans notre rapport au politique ? La question vaut la peine qu’on s’y attarde puisque les deux plus importantes manifestations « politiques » qui se sont déroulées au cours des dernières années à Québec étaient le fruit d’une mobilisation produite par des stations de radio commerciale.
N’y aurait-il pas un lien entre, d’une part, la manifestation des auditeurs de CHOI-FM qui ont envahi les rues de Québec, en 2004, en scandant « Liberté ! » face à la menace de fermeture de leur station préférée et celle des Cols rouges qui a été initiée par la station FM 93 ?
L’idéologie qui semble les réunir est celle du populisme de marché, qui repose à la fois sur une confusion entre la démocratie et le capitalisme et sur une conception du marché en tant qu’institution plus démocratique que la participation politique elle-même. Cette forme de populisme, qui est au cœur de l’avènement de la société de consommation de masse, est exacerbée à l’ère néolibérale au point où l’on assiste à la dissolution du sujet politique dont les visées d’autonomie étaient pourtant constitutives de la modernité, et à sa substitution par la figure de l’homo œconomicus, c’est-à-dire l’être assujetti à l’économie.
Crises du capitalisme et réaction populiste
Les nombreuses crises du capitalisme au cours de son histoire ont donné lieu à des mutations institutionnelles qui ont renforcé son pouvoir dans notre vie quotidienne, et ce, en dépit de la volonté des acteurs sociaux ayant participé à la consolidation de compromis en vue de réguler les effets néfastes du système. Au début du XXe siècle, la mise en place du New Deal par Roosevelt aux États-Unis a découlé, en grande partie, de la force d’un mouvement populaire composé de petites entreprises, de gens issus de la classe moyenne et de la classe ouvrière. Ce mouvement politique en faveur du New Deal s’est coalisé contre les « barons voleurs du capitalisme monopoliste » qui réalisaient des profits pharaoniques en réorganisant des secteurs entiers de l’économie en cartels et en trusts, afin d’éliminer la compétition. Plutôt que de favoriser la démocratie, le compromis qui a résulté de cette mobilisation de masse a débouché sur ce que l’historienne Lizabeth Cohen a nommé « la République des consommateurs » (Knopf, 2003). En unissant productivité industrielle et augmentation du niveau de vie, la société de consommation de masse a institué l’idéologie du populisme de marché. Dans cette nouvelle culture, le sujet politique du capitalisme avancé est interpellé en tant que consommateur qui exerce sa liberté de choix dans le marché. La prolétarisation de la consommation a ainsi permis de répondre aux exigences de surproduction du système industrialisé, mais aussi d’intégrer la classe ouvrière aux finalités du capitalisme en « cassant » sa culture et son attitude révolutionnaire.
Les Cols rouges : symbole d’un échec
En gardant en tête cette transformation structurelle et culturelle du capitalisme avancé, examinons de plus près la manifestation des Cols rouges du printemps dernier, qui est une illustration probante des échecs du modèle de consommation de masse dans le contexte de la crise économique.
Le sentiment d’aliénation des Cols rouges, qui se disent « étranglés par l’impôt » et qui se révoltent contre la baisse de leur pouvoir d’achat contient une part d’objectivité. De fait, la plus récente étude de Statistique Canada (2007) intitulée Inégalité et redistribution du revenu au Canada : 1976 à 2004 montre que l’inégalité du revenu familial après impôt a augmenté dramatiquement entre 1989 et 2004 : « le revenu moyen des 10 % percevant les plus faibles revenus a diminué de 8 %,mais celui des personnes percevant le revenu médian a augmenté de 8 % et celui des 10 % percevant les plus hauts revenus, de 24 % [1]. » Selon l’agence canadienne, les politiques néolibérales de démantèlement des programmes sociaux et de redistribution sont l’une des causes de l’augmentation des inégalités. Les Cols rouges ont donc une colère légitime envers le système, qui est toutefois dirigée contre la mauvaise cible. Il ne s’agit pas de faire du ménage au gouvernement pour régler les problèmes de chômage, d’inégalités et d’appauvrissement des ménages. Le néolibéralisme est aussi culturel, en ce sens qu’il valorise une culture de l’entreprenariat étatique. Le ménage a beau être fait, ce qu’il y a sous le tapis y restera : la collusion incestueuse entre l’État et le secteur privé.
De plus, les Cols rouges attaquent le gouvernement sur sa taxation, alors que l’évasion fiscale institutionnalisée prive l’État de millions de dollars, provenant notamment de la nouvelle overclass financiarisée qui bénéficie d’exemptions d’impôts sur le revenu [2]. On voit bien que les ficelles sont entremêlées pour les citoyens, qui ne voient plus ce qui relève des tâches d’un État responsable. Le néolibéralisme possède cette capacité de brouiller les cartes, et de rendre confus ce qui n’a pourtant pas à l’être.
N’étant plus en mesure de répondre aux besoins sociaux, le modèle de développement fondé sur la surproduction et la surconsommation de masse est de plus en plus une source de mécontentement populaire. La réaction populiste face à la crise économique ne révèlerait-elle pas une crise plus profonde, celle de notre incapacité collective à imaginer des institutions nouvelles. Comme le disait Gramsci, [une] « crise consiste justement dans le fait que le vieux se meurt et que le neuf ne peut pas naître ». Peut-être que si rien de neuf ne semble surgir de cette crise, c’est en raison du fait que dans une société où la domination prend la forme dépersonnalisée d’une injonction à se soumettre à la dynamique de développement aveugle, ceux qui sont sans pouvoir ont l’impression de se battre contre des fantômes. Les mouvements réactionnaires ne s’attaquent qu’aux formes visibles du pou- voir – les riches élites et les gouvernements corrompus – sans questionner l’institution sociale qui est au fondement de la dynamique de domination abstraite : l’ esclavage salarié . Christopher Lasch résume admirablement l’impasse dans laquelle le populisme de marché se trouve : « Si [l’individu] qui occupe une position modeste en veut à ceux qui sont plus haut placés, c’est qu’il les soupçonne de violer effrontément les règles du jeu – ce qu’il aimerait faire lui-même, s’il osait. Il ne lui vient jamais à l’esprit de demander de nouvelles règles [3]. »
[2] Voir Michel Girard, « Les PDG de l’évasion légale », La Presse, 3 avril 2010.
[3] Christopher Lasch, Le complexe de Narcisse, Laffont, 1980, 252 p.